mari comme papa, n'est-ce pas, m'ame
Mathias?"
Mme Mathias ne pleurait plus; c'est avec une sorte de fierté qu'elle me
répondit:
"Des hommes comme Mathias, il n'y en a plus. Il avait tout pour lui,
celui-là! Grand, fort, et beau, et malin, et jovial! Et toujours bien tenu,
toujours une rose à la boutonnière. C'était un homme bien agréable!"
IV
L'ÉCRIVAIN PUBLIC
Dans l'humble maison que ma mère gouvernait avec sagesse, Mme
Mathias n'était précisément ni femme de charge ni bonne d'enfant, bien
qu'elle s'occupât du ménage et me menât promener tous les jours. Son
grand âge, son visage fier, son caractère ombrageux et farouche,
donnaient à sa domesticité un air d'indépendance; elle gardait dans les
soins les plus familiers l'expression tragique d'une personne qui a eu
des malheurs; le souvenir lui en demeurait cher, et elle le conservait
précieusement au dedans d'elle. Les lèvres serrées par l'habitude du
silence, elle n'aimait point à raconter les aventures de sa vie passée.
Elle apparaissait dans mon imagination d'enfant comme une maison
dévorée par un antique incendie. Je savais seulement que, née, ainsi
qu'elle le disait, l'année de la mort du roi, fille de riches fermiers
beaucerons, de bonne heure orpheline, elle avait épousé en 1815, à l'âge
de vingt-deux ans, le capitaine Mathias, un bien bel homme qui, mis à
la demi-solde par les Bourbons, disait leur fait aux chevaliers du Lys,
qu'il appelait poliment les compagnons d'Ulysse. Mes parents étaient
un peu plus instruits. Ils n'ignoraient point que le capitaine Mathias
avait mangé les écus de la fermière au Rocher de Cancale, et que,
laissant ensuite sa pauvre femme sur la paille, il s'en était allé courir les
filles. Dans les premières années de la monarchie de Juillet, Mme
Mathias l'avait retrouvé, par grand hasard, tandis qu'il sortait d'un
cabaret de la rue de Rambuteau, où, rasé de frais, le teint vermeil sous
ses cheveux blancs, une rose à la boutonnière, il donnait chaque jour
des consultations aux commerçants poursuivis par les huissiers.
Il rédigeait des actes devant une bouteille de vin blanc, en souvenir de
son premier état; car il avait été saute-ruisseau avant d'entrer au
régiment. Elle l'avait repris alors; elle l'avait ramené chez elle avec une
joie triomphale. Mais il n'y était pas resté longtemps; il avait disparu un
jour, emportant, disait-on, une douzaine d'écus cachés par Mme
Mathias sous sa paillasse. Depuis lors, on n'avait plus de ses nouvelles.
On croyait qu'il s'était laissé mourir dans un lit d'hôpital, et on l'en
approuvait.
"C'est pour vous une délivrance", disait mon père à Mme Mathias.
Alors des larmes brûlantes et comme enflammées montaient aux yeux
de Mme Mathias; ses lèvres tremblaient, et elle ne répondait pas.
Or, un jour de printemps, Mme Mathias, ayant serré sur ses épaules son
terrible châle noir, m'emmena promener à l'heure accoutumée. Mais
elle ne me conduisit pas ce jour-là aux Tuileries, notre jardin royal et
familier, où tant de fois, laissant ma balle et mes billes, j'avais collé
mon oreille contre le piédestal de la statue du Tibre pour écouter des
voix mystérieuses. Elle ne me conduisit pas vers ces boulevards calmes
et tristes d'où l'on voit, au-dessus des lignes poudreuses des arbres, le
dôme doré sous lequel est couché dans son tombeau rouge Napoléon;
elle ne me conduisit pas vers les avenues monotones où elle se plaisait,
assise sur un banc, à causer avec quelque invalide, tandis que je faisais
des jardins dans la terre humide.
En ce jour de printemps, elle prit un chemin inaccoutumé, suivit des
rues encombrées de passants et de voitures, bordées de boutiques où
s'étalaient des objets innombrables et divers, dont j'admirais les formes
sans en concevoir l'usage. Les pharmacies surtout m'étonnaient par la
grandeur et l'éclat de leurs bocaux. Quelques-unes de ces boutiques
étaient peuplées de grandes statues peintes et dorées. Je demandai:
"Quoi c'est, m'ame Mathias?"
Et Mme Mathias me répondit avec la fermeté d'une citoyenne nourrie
dans les faubourgs de Paris:
"C'est rien, c'est des bons dieux."
Ainsi, dans ma tendre enfance, tandis que ma mère m'inclinait
doucement au culte des images, Mme Mathias m'enseignait à mépriser
la superstition. De la voie étroite où nous étions, une grande place
plantée de petits arbres m'apparut soudain. Je la reconnus et il me
souvint de ma bonne Nanette en revoyant ce pavillon étrange où des
prêtres de pierre sont assis, les pieds dans la vasque d'une fontaine.
C'est avec Nanette que, dans des temps vagues et d'incertaine mémoire,
j'avais visité ces choses. En les revoyant, je fus saisi du regret de
Nanette perdue. J'eus envie de courir en pleurant et en criant:
"Nanette!" Mais soit faiblesse d'âme, soit délicatesse obscure du coeur,
soit débilité d'esprit, je ne parlai point de Nanette à Mme Mathias.
Nous traversâmes la place et nous nous engageâmes dans des ruelles
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