aux pavés pointus, qu'une grande église recouvrait de son ombre
humide. Sur les portails ornés de pyramides et de boules moussues, çà
et là une statue faisait un grand geste en l'air et des couples de pigeons
s'envolaient devant nous.
Ayant contourné la grande église, nous prîmes une rue bordée de
porches sculptés et de vieux murs au-dessus desquels les acacias
penchaient leurs branches fleuries. Il y avait, à gauche, dans une
encoignure, une échoppe vitrée avec cette enseigne: Écrivain public.
Des lettres et des enveloppes étaient collées sur tous les carreaux. Du
toit de zinc sortait un tuyau de cheminée coiffé d'un grand chapeau.
Mme Mathias tourna le bec de canne et, me poussant devant elle, entra
dans l'échoppe. Un vieillard, courbé sur une table, leva la tête à notre
vue. Des favoris en fer à cheval bordaient ses joues roses. Ses cheveux
blancs s'enlevaient sur son front comme dans un coup de vent orageux.
Sa redingote noire était par endroits blanchie et luisante. Il portait un
bouquet de violettes à la boutonnière.
"Tiens! c'est la vieille!" dit-il sans se lever.
Puis me regardant d'un air peu sympathique:
"C'est ton petit bourgeois, hein? demanda-t-il.
--Oh! répondit Mme Mathias, il est gentil enfant, quoiqu'il me fasse
souvent endêver.
--Hum! fit l'écrivain public. Il est maigrichon et pâlot. Ça ne fera pas un
fameux soldat."
Mme Mathias contemplait le vieil écrivain public avec des yeux ardents
de tendresse; elle lui dit d'une voix souple, que je ne lui connaissais
pas:
"Eh! ben? comment vas-tu, Hippolyte?
--Oh! dit-il, la santé n'est pas mauvaise. Le coffre est bon. Mais les
affaires ne vont pas. Trois ou quatre lettres à cinq sous pièce, le matin.
Et c'est tout ..."
Puis il haussa les épaules, comme pour secouer les soucis, et, tirant de
dessous la table une bouteille et des verres, il nous versa du vin blanc.
"A ta santé, la vieille!
--A ta santé, Hippolyte!"
Le vin était piquant. En y trempant mes lèvres, je fis la grimace.
"C'est une petite demoiselle, dit le vieillard. A son âge, j'étais déjà porté
sur le vin et les amours. Mais on ne fait plus des hommes comme moi.
Le moule en est brisé."
Puis, me posant lourdement la main sur l'épaule:
"Tu ne sais pas, mon ami, que j'ai servi le petit caporal et fait toute la
campagne de France. J'étais à Craonne et à Fère-Champenoise. Et, le
matin d'Athis, Napoléon m'a demandé une prise de tabac.
"Je crois le voir encore, l'empereur. Il était petit, gros, le visage jaune,
avec des yeux pleins de mitraille et un air de tranquillité. Ah! s'ils ne
l'avaient pas trahi!... Mais les blancs sont tous des fripons."
Il se versa à boire. Mme Mathias sortit de sa muette contemplation et,
se levant:
"Il faut que je m'en aille, à cause du petit."
Puis, tirant de sa poche deux pièces de vingt sous, elle les glissa dans la
main de l'écrivain public qui les reçut avec un air de superbe
indifférence.
Quand nous fûmes dehors, je demandai qui était ce monsieur. Mme
Mathias me répondait avec un accent d'orgueil et d'amour:
"C'est Mathias, mon petit, c'est Mathias!
--Mais papa et maman disent qu'il est mort."
Elle secoua la tête joyeusement.
"Oh! il m'enterrera et il en enterrera bien d'autres après moi, des vieux
et des jeunes."
Puis elle devint soucieuse:
"Pierre, ne va pas dire que tu as vu Mathias."
V
LES CONTES DE MAMAN
--Je n'ai pas d'imagination, disait maman.
Elle disait n'en pas avoir, parce qu'elle croyait qu'il n'y avait
d'imagination qu'à faire des romans, et elle ne savait pas qu'elle avait
une espèce d'imagination rare et charmante qui ne s'exprimait pas par
des phrases. Maman était une dame ménagère tout occupée de soins
domestiques. Elle avait une imagination qui animait et colorait son
humble ménage. Elle avait le don de faire vivre et parler la poêle et la
marmite, le couteau et la fourchette, le torchon et le fer à repasser; elle
était au dedans d'elle-même un fabuliste ingénu. Elle me faisait des
contes pour m'amuser, et comme elle se sentait incapable de rien
imaginer, elle les faisait sur les images que j'avais.
Voici quelques-uns de ses récits. J'y ai gardé autant que j'ai pu sa
manière, qui était excellente.
L'ÉCOLE
Je proclame l'école de Mlle Genseigne la meilleur école de filles qu'il y
ait au monde. Je déclare mécréants et médisants ceux qui croiront et
diront le contraire. Toutes les élèves de Mlle Genseigne sont sages et
appliquées, et il n'y a rien de si plaisant à voir que leurs petites
personnes immobiles. On dirait autant de petites bouteilles dans
lesquelles Mlle Genseigne verse de la science.
Mlle Genseigne est assise toute droite dans sa haute chaise. Elle est
grave et douce; ses bandeaux plats et sa pèlerine
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