maintenant surtout que j'y songe avec intérêt. Ah! Madame
Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd'hui telle que
vous étiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichée
sur l'oreille, sous votre bonnet à tuyaux, et des besicles énormes
chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles
glissaient toujours, et vous en éprouviez toujours une impatience
nouvelle; car vous n'avez jamais su vous soumettre en riant à la
nécessité, et vous portiez au milieu des misères domestiques une âme
indignée.
Ah! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point
pour vous revoir telle que vous fûtes, ou du moins pour savoir ce que
vous êtes devenue, depuis trente ans que vous avez quitté ce monde où
vous aviez si peu de joie, où vous teniez si peu de place et que vous
aimiez tant. Je l'ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux
affaires terrestres avec cette obstination désespérée des malheureux. Si
j'avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j'en recevrais infiniment de
contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres où vous vous en
êtes allée par un beau jour de printemps, il m'en souvient, par un de ces
beaux jours dont vous goûtiez si bien la douceur, chère dame, vous
emportiez mille choses touchantes, tout un monde d'idées créé par
l'association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu'en avez-vous fait,
Madame Mathias? Là où vous êtes, vous souvient-il encore de nos
longues promenades?
Chaque jour, après le déjeuner, nous sortions ensemble; nous gagnions
les avenues désertes, les quais désolés de Javel et de Billy, la morne
plaine de Grenelle, où le vent soulevait tristement la poussière. Ma
petite main serrée dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je
parcourais des yeux la rude immensité des choses. Entre cette vieille
femme, ce petit garçon rêveur et ces paysages mélancoliques de
banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces
cabarets peints en rouge, l'invalide qui passait, la cocarde à la casquette;
la marchande de gâteaux aux pommes, assise contre le parapet, à côté
de ses carafes de coco bouchées avec des citrons, voilà le monde dans
lequel Mme Mathias se sentait à l'aise. Mme Mathias était peuple.
Or, un jour d'été, comme nous longions le quai d'Orsay, je la priai de
descendre sur la berge pour voir de plus près les grues décharger du
sable, ce à quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce
que je voulais, parce qu'elle m'aimait et que ce sentiment lui ôtait toute
force. Au bord de l'eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe
d'indienne à fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d'un air
patient d'oiseau pêcheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis,
promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la
rive. A mesure que le sable s'amassait, des hommes en pantalon de toile
bleue, nus jusqu'à la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par
pelletées contre un crible.
Je tirai la jupe d'indienne.
"M'ame Mathias, pourquoi ils font ça? dis, m'ame Mathias?"
Elle ne répondit point. Elle s'était baissée pour ramasser quelque chose
à terre. Je croyais d'abord que c'était une épingle. Elle en trouvait
chaque jour deux ou trois, qu'elle piquait à son corsage. Mais, cette fois,
ce n'était pas une épingle. C'était un couteau de poche, dont le manche
de cuivre représentait la colonne Vendôme.
"Montre, montre-moi ce couteau, m'ame Mathias. Donne-le moi!
Pourquoi tu ne me le donnes pas, dis?"
Immobile, muette, elle regardait le petit couteau avec une attention
profonde et je ne sais quoi d'égaré qui me fit presque peur.
"M'ame Mathias, qu'est-ce que tu as, dis?"
Elle murmura, d'une voix faible que je ne lui connaissais pas:
"Il en avait un tout pareil.
--Qui donc ça? M'ame Mathias, qui donc qu'en avait un tout pareil?"
Et tirée par la robe, elle me regarda, de ses yeux brûlés, où l'on ne
voyait que du rouge et du noir, toute surprise, comme si elle ne me
savait plus là, et elle me répondit:
"Mais c'était Mathias, donc; c'était Mathias.
--Qui Mathias?"
Elle se passa la main sur les paupières qui restèrent froissées et tirées,
mit soigneusement le couteau dans sa poche, sous son mouchoir, et me
répondit:
"Mathias, mon mari.
--Alors, tu l'avais épousé.
--Je l'avais épousé pour mon malheur! J'étais riche, j'avais un moulin à
Aunot, près de Chartres. Il a mangé la farine, l'âne et le moulin, et tout!
Il m'a mise sur la paille et, quand je n'ai plus rien eu, il m'a quittée.
C'était un ancien militaire, un grenadier de l'Empereur, blessé à
Waterloo. Il avait pris du vice à l'armée."
Tout cela m'étonnait beaucoup; je réfléchis un instant et je dis:
"Ton mari, ce n'était pas un
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