ma mère.
--On ne peut rien dire encore, répondit mon père, en reprenant sa
serviette avec la tranquillité d'un homme habitué à toutes les misères
humaines. Je croirais à une fièvre cérébrale. L'excitation nerveuse est
très intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l'hôpital. Il
faudra pourtant bien l'y porter: on ne peut le soigner que là."
Je demandai:
"Est-ce qu'il en mourra?"
Mon père, sans répondre, souleva légèrement les épaules.
Le lendemain, il faisait un beau soleil; j'étais seul dans la salle à manger.
Par la fenêtre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements
vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumière et les
senteurs des lilas cultivés par notre concierge, grand amateur de jardins.
J'avais une arche de Noé toute neuve, qui poissait les doigts et sentait
cette bonne odeur de jouet neuf que j'aimais tant. Je rangeais sur la
table les animaux par couples, et déjà le cheval, l'ours, l'éléphant, le
cerf, le mouton et le renard, s'acheminaient deux à deux vers l'arche qui
devait les sauver du déluge.
On ne sait pas ce que les joujoux font naître de rêves dans l'âme des
enfants. Ce paisible et minuscule défilé de tous les animaux de la
création m'inspirait vraiment une idée mystique et douce de la nature.
J'étais pénétré de tendresse et d'amour. Je goûtais à vivre une joie
inexprimable.
Tout à coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour; un bruit
profond et comme lourd, inouï, qui me glaça d'épouvante.
Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonné? Je n'avais jamais entendu ce
bruit-là. Comment en avais-je, instantanément, senti toute l'horreur? Je
m'élance à la fenêtre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose
d'affreux! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante.
Toute la maison s'emplit de cris de femmes et d'appels lugubres. Ma
vieille bonne entre, blême, dans la salle à manger:
"Mon Dieu! le marchand de lunettes qui s'est jeté par la fenêtre, dans
un accès de fièvre chaude!"
De ce jour, je cessai définitivement de croire que la vie est un jeu, et le
monde une boîte de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Nozière
alla rejoindre dans l'abîme des erreurs humaines a carte du monde
connu des anciens et le système de Ptolémée.
III
MADAME MATHIAS
Mme Mathias était une sorte de femme de charge et de bonne d'enfant
qui, par son grand âge et son mauvais caractère, s'était attiré beaucoup
de considération. Mon père et ma mère, qui l'avaient attachée à ma très
petite personne, ne l'appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi
une grande surprise d'apprendre un jour qu'elle avait un nom de
baptême, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu'elle se nommait
Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierté.
Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les mèches grises de
ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, sèche, muette, sa
bouche ruinée, son menton menaçant et son morne silence, affligeaient
mon père.
Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d'une reine
d'abeilles, avouait pourtant qu'elle n'osait pas faire d'observation à cette
femme d'âge, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquée.
Mme Mathias était généralement redoutée. Seul dans la maison, je
n'avais pas peur d'elle. Je la connaissais, je l'avais devinée, je la savais
faible.
A huit ans, j'avais mieux compris une âme que mon père à quarante,
bien que mon père eût l'esprit méditatif, assez d'observation pour un
idéaliste, et quelques notions de physiognomonie puisées dans Lavater.
Je me rappelle l'avoir entendu longuement disserter sur le masque de
Napoléon rapporté de Sainte-Hélène par le docteur Antomarchi, et dont
une épreuve en plâtre, pendue dans son cabinet, a terrifié mon enfance.
Mais il faut dire que j'avais sur lui un grand avantage: j'aimais Mme
Mathias, et Mme Mathias m'aimait. J'étais inspiré par la sympathie; il
n'était guidé que par la science. Encore ne s'appliquait-il pas beaucoup
à pénétrer le caractère de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir à la
voir, il ne la regardait guère, et peut-être ne l'avait-il point assez
observée pour s'apercevoir qu'un petit nez mou, d'une innocente
rondeur, s'était singulièrement planté au milieu du masque austère sous
lequel elle figurait dans la vie.
Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque
inaperçu sur cette scène de désolation violente qu'était le visage de
Mme Mathias. Pourtant il était digne d'intérêt. Tel que je le retrouve au
fond de ma mémoire, il m'émeut par je ne sais quelle expression de
tendresse souffrante et d'humilité douloureuse. Je suis le seul être au
monde qui y ait fait attention, et encore, n'ai-je commencé à le bien
comprendre que lorsqu'il n'était plus qu'un souvenir lointain, gardé par
moi seul.
C'est
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