Pierre Nozière | Page 5

Anatole France
un petit homme tout à fait chauve, avec un crâne énorme, des
yeux sombres et enflammés, des joues pâles et une longue barbe d'un
noir bleu.
Son costume, comme son air, était étrange. Il portait une longue
redingote de drap vert olive qui était devenue jaune sur les épaules et
sur le dos, et dont les pans lui tombaient aux pieds. Et il était coiffé du
plus haut chapeau de haute forme qu'on ait jamais vu, tout cassé, tout
luisant, prodigieux monument de misère et de vanité. Non! les affaires
n'allaient pas. M. Hamoche ne ressemblait pas assez à une personne qui
vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas assez à des
lunettes qu'on achète.
Aussi bien, il était devenu lunetier par l'injure du sort et, sous le mur de

Chimay, il prenait les attitudes de Napoléon à Sainte-Hélène. Lui aussi,
il était un Titan foudroyé.
A juger par le peu que j'en ai retenu, ses conversations avec ma vieille
bonne roulaient sur d'étranges et lointaines aventures. Il y parlait d'une
longue navigation sur l'Océan Pacifique, de campements sous les
cèdres rouges, et de Chinois fumeurs d'opium.
Il disait comment il avait reçu un coup de couteau d'un Espagnol, dans
une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient volé son
or. Ses mains tremblaient et il répétait sans cesse ce mot tragique: OR.
M. Hamoche était allé comme tant d'autres en Californie, à la conquête
de l'or. Il avait fait le rêve de ces placers à fleur de terre et de ce sol
prodigieux qui, à peine gratté, découvrait des trésors.
Hélas! il n'avait rapporté de la Sierra-Nevada que la fièvre, la misère, la
haine et le dégoût incurable du travail et de la pauvreté.
Mme Mathias l'écoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui
répondait en hochant la tête:
"Dieu n'est pas toujours juste!"
Et nous nous en allions, elle et moi, troublé et pensifs, vers les
Champs-Élysées. L'Océan Pacifique, la Californie, les Espagnols, les
Chinois, les Malais, les placers, les montagne d'or et les rivières d'or,
tout cela évidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je le
concevais, et les discours du lunetier m'enseignaient que la terre ne finit
point, comme je le croyais, à la place Saint-Sulpice et au pont d'Iéna.
M. Hamoche m'ouvrait l'esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure,
emphatique et fiévreuse, sans ressentir le frisson de l'inconnu. Il
m'enseignait que la terre est grande, grande à s'y perdre, et couverte de
choses vagues et terribles. Près de lui, je sentais aussi que la vie n'est
pas un jeu et qu'on y souffre réellement. Et cela surtout me jetait dans
des étonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M. Hamoche
était malheureux.

"Il est malheureux!" disait Mme Mathias.
Et ma mère disait aussi:
"Ce pauvre homme! il est dans la misère!"
C'en était fait. J'avais perdu ma confiance première dans la bonté de la
nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne l'ai
jamais retrouvée depuis.
Tout en m'inquiétant, M. Hamoche m'intéressait beaucoup. Il m'arrivait
quelquefois de le rencontrer, le soir, dans mon escalier. Ce n'était point
extraordinaire, car il habitait une mansarde dans notre maison. A la
tombée du jour, il grimpait les degrés, ayant sous chaque bras une boîte
longue et noire, qui renfermait, assurément, les lunettes et les minéraux.
Mais ces deux boîtes ressemblaient à deux petits cercueils, et j'avais
peur, comme si cet homme de malheur était un croque-mort ...
N'emportait-il pas ma confiance et ma sécurité? Maintenant, je doutais
de tout, puisque, reposant sous notre toit, dans la maison bénie, cet
homme n'était pas heureux.
Sa mansarde donnait sur la cour, et ma bonne m'avait dit que, pour s'y
tenir debout, il fallait passer la tête par la fenêtre à tabatière. Et, comme
je n'étais pas toujours sérieux à cette époque, je riais de tout mon coeur
à la pensée que M. Hamoche, dans sa chambre, ne quittait pas son
chapeau, que ce chapeau, prodigieusement haut, s'élevait sur le toit
au-dessus des tuyaux, et qu'il y manquait seulement une de ces flèches
de zinc qui tournent au vent.
A six ans, on a l'esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais
plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour--il me
souvient que c'était un jour de printemps,--il était six heures et demie,
et nous étions à table ... On dînait de bonne heure, sur le quai
Malaquais, dans ce temps-là. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui était
très considérée dans la maison, vint dire à mon père:
"Le marchand de lunettes est très malade, là-haut, dans sa mansarde. Il

a une fièvre de cheval.
--J'y vais", dit mon père en se levant.
Au bout d'un quart d'heure, il revint.
"Eh bien? demanda
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