Pierre Nozière | Page 4

Anatole France
je ne les croyais pas aussi réels que moi; je n'étais pas tout à
fait persuadé qu'ils fussent des êtres véritables, et quand, de ma fenêtre,
je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Pères, ils me
semblaient plutôt des joujoux que des personnes, de sorte que j'étais
presque aussi heureux que l'enfant géant du conte qui, assis sur une
montagne, joue avec les sapins et les chalets, les vaches et les moutons,
les bergers et les bergères.
Enfin, je me représentais la création comme une grande boîte de
Nuremberg, dont le couvercle se refermait tous les soirs, quand les
petits bonshommes et les petites bonnes femmes avaient été
soigneusement rangés.
En ce temps-là, les matins étaient doux et limpides, les feuilles vertes
frissonnaient innocemment sous la brise légère. Sur le quai, sur mon
beau quai Malaquais où Mme Mathias, après Nanette, Mme Mathias,
aux yeux de braise, au coeur de cire, promenait ma petite enfance, des
armes précieuses étincelaient aux étages des boutiques, de fines
porcelaines de Saxe s'y étageaient, brillantes comme des fleurs. La
Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grâce naturelle aux
eaux, principe des choses et source de la vie. J'admirais ingénument ce
miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte les bateaux en reflétant le
ciel, et la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses. Et je
voulais que cette belle eau fût toujours la même, parce que je l'aimais.
Ma mère me disait que les fleuves vont à l'Océan et que l'eau de la
Seine coule sans cesse; mais je repoussais cette idée comme
excessivement triste. En cela, je manquais peut-être d'esprit scientifique,
mais j'embrassais une chère illusion; car, au milieu des maux de la vie,

rien n'est plus douloureux que l'écoulement universel des choses.
Le Louvre et les Tuileries qui étendaient en face de moi leur ligne
majestueuse, m'étaient un grand sujet de doute. Je ne pouvais croire que
ces monuments fussent l'ouvrage de maçons ordinaires, et pourtant ma
philosophie de la nature ne me permettait pas d'admettre que ces murs
se fussent élevés par enchantement. Après de longues réflexions, je me
persuadais que ces palais avaient été bâtis par de belles dames et de
magnifiques cavaliers, vêtus de velours, de satin, de dentelles, couverts
d'or et de pierreries et portant des plumes au chapeau.
On sera peut-être surpris qu'à six ans j'eusse une idée si peu exacte du
monde. Mais il faut considérer que j'étais à peine sorti de Paris où le
docteur Nozière, mon père, était retenu toute l'année.
J'avais fait, il est vrai, deux ou trois petits voyages en chemin de fer,
mais je n'en avais tiré aucun profit au point de vue de la géographie.
C'était une science très négligée en ce temps-là. On s'étonnera aussi que
j'eusse du monde moral une conception si peu conforme à la réalité des
choses.
Mais songez que j'étais heureux et que les êtres heureux ne savent pas
grand'chose de la vie. La douleur est la grande éducatrice des hommes.
C'est elle qui leur a enseigné les arts, la poésie et la morale; c'est elle
qui leur a inspiré l'héroïsme avec la pitié; c'est elle qui a donné du prix
à la vie en permettant qu'elle fût offerte en sacrifice; c'est elle, c'est
l'auguste et bonne douleur qui a mis l'infini dans l'amour.
En attendant ses leçons, je fus témoin d'un événement horrible qui
bouleversa de fond en comble ma conception physique et morale de
l'univers.
Mais il est indispensable de vous dire tout d'abord qu'en ce temps-là un
marchand de lunettes étalait ses boîtes sur le quai Malaquais, le long du
mur de ce bel hôtel de Chimay qui ouvre avec une grâce si noble, sur sa
cour d'honneur, les deux battants sculptés d'une porte à fronton Louis
XIV.

J'étais en grande familiarité avec ce marchand de lunettes. Tous les
jours, Mme Mathias, en me menant à la promenade, s'arrêtait devant
l'étalage du lunetier. Elle lui demandait avec intérêt: "Eh bien!
monsieur Hamoche, comment va?"
Et ils faisaient un bout de causette.
Et moi, tout en écoutant, j'examinais les lunettes, les conserves, les
pince-nez, la sébile des médailles et les échantillons minéralogiques qui
étaient toute la fortune du lunetier, et qui me semblaient un grand trésor.
J'étais étonné surtout de la quantité de verres bleutés que contenaient
les petites vitrines de M. Hamoche et, aujourd'hui encore, je crois que
M. Hamoche s'exagérait l'importance des lunettes bleues dans l'optique
usuelle.
Au reste, incolores ou bleus, ses verres dormaient paisiblement dans
leurs boîtes; personne ne les regardait, non plus que ses médailles et ses
minéraux, et la rouille dévorait les montures d'acier des besicles.
"Eh bien! ça va t'il mieux, les affaires?" demandait Mme Mathias.
M. Hamoche, les bras croisés, morne, le regard à l'horizon, ne répondait
pas.
C'était
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