Pierre Nozière | Page 3

Anatole France
Jésus marchant sur les eaux, et
peut-être le préféré de mon coeur, Joseph, qui pouvait bien vivre encore,
car il était très jeune quand il fut vendu par ses frères.
J'étais fortifié dans ces idées par la considération que le Jardin des
Plantes n'était autre chose que le Paradis terrestre un peu vieilli, mais,
en somme, pas beaucoup changé. De cela, je doutais encore moins que
du reste; j'avais des preuves. J'avais vu le Paradis terrestre dans ma
Bible, et ma mère m'avait dit: "Le Paradis terrestre était un jardin très
agréable, avec de beaux arbres et tous les animaux de la création." Or,
le Jardin des Plantes, c'était tout à fait le Paradis terrestre de ma Bible
et de ma mère, seulement, on avait mis des grillages autour es bêtes,
par suite du progrès des arts et à cause de l'innocence perdue. Et l'Ange
qui tenait l'épée flamboyante avait été remplacé, à l'entrée, par un
soldat en pantalon rouge.
Je me flattais d'avoir fait là une découverte assez importante. Je la
tenais secrète. Je ne la confiai pas même à mon père, que j'interrogeais
pourtant à toute minute sur l'origine, les causes et les fins des choses
tant visibles qu'invisibles. Mais sur l'identification du Paradis terrestre
au Jardin des Plantes, j'étais muet.
Il y avait plusieurs raisons à mon silence. D'abord, à cinq ans, on
éprouve de grandes difficultés à expliquer certaines choses. C'est la
faute des grandes personnes, qui comprennent très mal ce que veulent
dire les petits enfants. Puis j'étais content de posséder seul la vérité. J'en
prenais avantage sur le monde. J'avais aussi le sentiment que si j'en
disais quelque chose, on se moquerait de moi, on rirait, et que ma belle
idée en serait détruite, ce dont j'eusse été très fâché. Disons tout, je
sentais, d'instinct, qu'elle était fragile. Et peut-être même que, au fond
de l'âme et dans le secret de ma conscience obscure, je la jugeais hardie,
téméraire, fallacieuse et coupable. Cela est très complexe. Mais on ne
saurait imaginer toutes les complications de la pensée dans une tête de
cinq ans.
Nos promenades au Jardin des Plantes, c'est le dernier souvenir que
j'aie gardé de ma bonne Nanette qui était si vieille quand j'étais si jeune,

et si petite quand j'étais si petit. Je n'avais pas encore six ans accomplis,
lorsqu'elle nous quitta à regret et regrettée de mes parents et de moi.
Elle ne nous quitta pas pour mourir, mais je ne sais pourquoi, pour aller
je ne sais où. Elle disparut ainsi de ma vie, comme on dit que les fées,
dans les campagnes, après avoir pris l'apparence d'une bonne vieille
pour converser avec les hommes, s'évanouissent dans l'air.

II
LE MARCHAND DE LUNETTES.
En ce temps-là, le jour était doux à respirer; tous les souffles de l'air
apportaient des frissons délicieux; le cycle des saisons s'accomplissait
en surprises joyeuses et l'univers souriait dans sa nouveauté charmante.
Il en était ainsi parce que j'avais six ans. J'étais déjà tourmenté de cette
grande curiosité qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me
vouer à la recherche de ce qu'on ne trouve jamais.
Ma cosmographie--j'avais une cosmographie--était immense. Je tenais
le quai Malaquais, où s'élevait ma chambre, pour le centre du monde.
La chambre verte, dans laquelle ma mère mettait mon petit lit près du
sien, je la considérais, dans sa douceur auguste et dans sa sainteté
familière, comme le point sur lequel le ciel versait ses rayons avec ses
grâces, ainsi que cela se voit dans les images de sainteté. Et ces quatre
murs, si connus de moi, étaient pourtant pleins de mystère.
La nuit, dans ma couchette, j'y voyais des figures étranges, et, tout à
coup, la chambre si bien close, tiède, où mouraient les dernières lueurs
du foyer, s'ouvrait largement à l'invasion du monde surnaturel.
Des légions de diables cornus y dansaient des rondes; puis, lentement,
une femme de marbre noir passait en pleurant, et je n'ai su que plus tard
que ces diablotins dansaient dans ma cervelle et que la femme lente,
triste et noire était ma propre pensée.
Selon mon système, auquel il faut reconnaître cette candeur qui fait le
charme des théogonies primitives, la terre formait un large cercle

autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par
les rues, des gens qui me semblaient occupés à une sorte de jeu très
compliqué et très amusant: le jeu de la vie. Je jugeais qu'il y en avait
beaucoup, et peut-être plus de cent.
Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformités et
leurs souffrances ne fussent une manière de divertissement, je ne
pensais pas qu'ils se trouvassent comme moi sous une influence
absolument heureuse, à l'abri, comme je l'étais, de toute inquiétude. A
vrai dire,
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