Pierre Nozière | Page 2

Anatole France
rue Bonaparte. Au
temps qu'elle était au bout du monde, j'avais vu que, de ce côté, les
bords de l'abîme étaient gardés par un sanglier monstrueux et par quatre
géants de pierre, assis en longues robes, un livre à la main, dans un
pavillon, sur une grande cuve pleine d'eau, au milieu d'une plaine
bordée d'arbres, près d'une immense église. Vous ne me comprenez pas?
vous ne savez plus ce que je veux dire?... Hélas! après une vie
d'opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis
longtemps. Les générations nouvelles ne l'ont point vu subir, captif, les
outrages des écoliers. Elles ne l'ont point vu couché, l'oeil à demi clos,
dans une résignation douloureuse. A l'angle de la rue Bonaparte, où il
était logé dans une remise peinte en jaune et ornée de fresques
représentant des voitures de déménagement attelées de percherons gris
pommelé, s'élève maintenant une maison à cinq étages. Et quand je
passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice, les quatre géants de
pierre ne m'inspirent plus de terreurs mystérieuses. Je sais, comme tout
le monde, leurs noms, leur génie et leur histoire: ils s'appellent Bossuet,
Fénelon, Fléchier et Massillon.
A l'occident aussi, j'avais touché les confins de l'univers ... Les hauteurs
bouleversées de la Chaillot, la colline du Trocadéro, sauvage alors,
fleurie de bouillons blancs et parfumée de menthe, c'était véritablement
le bout du monde, les bords de l'abîme où l'on aperçoit l'homme nu qui
n'a qu'une jambe, et qui marche en sautant, l'homme poisson et
l'homme sans tête qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du
pont qui, de ce côté fermait l'univers, les quais étaient mornes, gris,
poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs à peine. Çà et là,
accoudés au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et
regardaient couler l'eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l'angle
droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des
chaussons aux pommes et du coco. Le coco était dans une carafe
coiffée d'un citron. La poussière et le silence passaient sur ces choses.
Maintenant le pont d'Iéna relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu
l'aspect morne et désolé qu'il avait dans mon enfance. La poussière que
le vent soulève sur la chaussée n'est plus la poussière d'autrefois. Le
cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles moeurs. Il ne
s'en attriste pas: il est de pierre.

Mais ce que j'aimais et connaissais le mieux, c'étaient les berges de la
Seine; ma vieille bonne Nanette m'y menait promener tous les jours. J'y
retrouvais l'arche de Noé de ma Bible en estampes. Car je ne doutais
guère que ce ne fût le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d'où
sortait merveilleusement une fumée mince et noire. Cela se concevait:
comme il n'y avait plus de déluge, on avait fait de l'arche un
établissement de bains.
Du côté du levant, j'avais visité le Jardin des Plantes et remonté la
Seine jusqu'au pont d'Austerlitz. Là était la limite. Les plus hardis
explorateurs de la nature finissent par trouver le point au delà duquel ils
ne peuvent plus avancer. Il m'avait été impossible d'aller plus loin que
le pont d'Austerlitz. Mes jambes étaient petites et celles de ma bonne
Nanette étaient vieilles; et malgré ma curiosité et la sienne, car nous
aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu
nous arrêter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d'une
marchande de gâteaux de Nanterre. Nanette n'était guère plus grande
que moi. Et c'était une sainte femme en robe d'indienne à ramages, avec
un bonnet à tuyaux. Je crois que la représentation qu'elle se faisait du
monde était aussi naïve que celle que je m'en formais à son côté. Nous
causions ensemble très facilement. Il est vrai qu'elle ne m'écoutait
jamais. Mais il n'était pas nécessaire qu'elle m'écoutât. Et ce qu'elle me
répondait était toujours à propos. Nous nous aimions tendrement l'un
l'autre.
Tandis qu'assise sur le banc, elle songeait avec douceur à des choses
obscures et familières, je creusais la terre avec ma pelle au pied d'un
arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le
monde connu.
Qu'y avait-il au delà? Comme les savants, j'en étais réduit aux
conjectures. Mais il se présentait à mon esprit une hypothèse si
raisonnable que je la tenais pour une certitude: c'est qu'au delà du pont
d'Austerlitz s'étendaient les contrées merveilleuses de la Bible. Il y
avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l'avoir vu
dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabée.
Au delà je plaçais la Terre-Sainte et la Mer Morte; je pensais que si on

pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le père en robe bleue, sa
barbe blanche emportée par le vent, et
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