Physiologie de lamour moderne | Page 7

Paul Bourget
les passions sont soeurs. Elles se ressemblent par l'intensit�� du paroxysme et sa sp��cialit��. Accard revoit en d��tail toute la portion de la feuille d��j�� compos��e. Il s'agit de ne pas laisser passer quelques-unes de ces monstrueuses bourdes qui d��shonorent notre presse: un lord Churchill au lieu d'un lord Randolph Churchill, un sir Dilke au lieu d'un sir Charles Dilke. Et puis il reste la place vide �� remplir, et c'est au filet que notre ami s'attaque. Ah! le filet, les dix lignes o�� l'on rive son clou �� tel ministre, o�� l'on donne sur les doigts �� tel confr��re, o�� on larde d'une savante ��pigramme un d��put��!... Le filet! Voil�� l'��preuve du journaliste! Avec quelle m��lancolie Accard rappelle ceux du Fran?ais, il y a encore un an!... ?Le moule en est perdu....? g��mit-il. Vers minuit et demi, tout le monde est sur les dents, except�� lui. Le directeur va se coucher. Le r��dacteur en chef aussi. Accard reste l��, aupr��s du secr��taire, pour la morasse, l'��preuve derni��re du journal. Il la voit. Il la corrige. Il rentre au logis, en chantonnant un air d'op��ra que personne n'a jamais reconnu. Il consacrera le lendemain matin �� son grand ouvrage toujours inachev��: ?Du droit divin dans ses rapports avec le droit historique.? Il y ��tablit cette th��se d'o�� d��pend, d'apr��s lui,--et d'apr��s moi,--l'avenir du pays: l'identit�� entre la conception moderne et scientifique de l'��volution par h��r��dit�� et la monarchie, entre la loi de s��lection et l'aristocratie, entre la r��flexion et la coutume. Ce profond politicien, qui s'appelle lui-m��me un Bonaldiste Tainien, est l'homme le plus heureux que je sache. Quant aux femmes, son opinion est carr��e sur elles: ?Il n'y en a pas une qui ait su corriger une ��preuve. Pas m��me la m��re Sand.... Ah! sans Buloz!...?
--?M. Accard?? me dit le gar?on de bureau. ?Mais il est parti d'hier.... Sa m��re est mourante....?
--??a n'arrive qu'�� moi, ces choses-l��....? murmurai-je dans un bel ��lan d'��go?sme qui me divertit �� constater. J'entrai malgr�� tout dans la salle de r��daction, pour jeter un coup d'oeil sur les journaux du soir, machinalement. J'y trouve deux jeunes gens, que je ne connais pas, en train de boire de la bi��re; un troisi��me, que je connais un peu, qui d��coupe des ?��chos?; un quatri��me, que je ne connais plus depuis qu'il m'a diffam�� apr��s m'avoir emprunt�� de l'argent pour l'accouchement de sa ma?tresse, qui joue au bilboquet. Je m'assieds sans trop savoir pourquoi, je parcours deux ou trois feuilles, et je tombe sur ce fait divers:
--?Un drame ��pouvantable vient de consterner la jolie petite commune de Saint-Sauve (Puy-de-D?me). Un jeune cultivateur du nom de Pierre Trapenard ��tait sur le point d'��pouser une fille du village. Tout ��tait pr��par�� pour la noce, quand Trapenard re?ut une lettre anonyme lui racontant que cette fille avait ��t�� la ma?tresse d'un des grands propri��taires du pays. En proie �� un acc��s de jalousie inexplicable autrement que par la fureur de la passion, Trapenard, ayant surpris sa fianc��e en train de causer avec celui qu'il croyait son rival, les a tu��s tous les deux et s'est pendu ensuite. La jeune fille avait re?u plus de trente coups de couteau, dont vingt au visage, qui ��tait comme d��chiquet�� et m��connaissable.?
* * * * *
J'��tais de nouveau sur le boulevard, et je songeais: ?A la campagne aussi, dans la libre nature, la haine toujours, comme dans le monde o�� a aim�� le jeune homme de tout �� l'heure, comme dans le demi-monde o�� j'ai aim��. Oui la haine, si l'on aime, et le d��sespoir;--et, si l'on n'aime pas, si l'on traite la femme en instrument d'ambition, comme Mayence, ou d'hygi��ne, comme Accard, c'est la paix absolue, la joie profonde. Et pouss�� par une bizarre association d'id��es, me voici m'acheminant vers Phillips, le bar de la rue Godot-de-Mauroy, dans l'esp��rance, comme c'��tait minuit, d'y trouver quelque membre de la soci��t�� d'intemp��rance mutuelle o�� je suis apprenti. Il y aura bien l�� toujours deux ou trois amis avec qui aller chercher quelque maison de d��bauche,--celle que nous appelons la maison-m��re, ou une autre,
De l'amour sans scandale et de plaisir sans coeur.
Et voil�� qu'�� la porte m��me du bar je me heurte �� Machault l'escrimeur et �� La M?le, qui montent en voiture.
--?Venez-vous avec nous souper chez le petit Figon?? me dit ce dernier, qui se tenait �� peine sur ses jambes; ?il y aura l�� Saveuse, Jardes et Bohun avec quelques b��b��s. C'est moi qui invite....?
Et j'accepte, et qui trouv��-je parmi les cinq filles racol��es au hasard de la soir��e par les viveurs? Mme de Saint-Elme,--?de la meilleure noblesse de lit,? comme dit Gladys Harvey,--ou plus famili��rement L��da-Canot, par allusion �� ses go?ts peu distingu��s pour Bougival et la Grenouill��re. Mais elle s'appellerait d'un nom plus vulgaire encore: L��da-Bouffe-toujours ou L��da-la-Soif, qu'elle ferait fr��mir mon
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