Physiologie de lamour moderne | Page 5

Paul Bourget
jeune, je ne lui ai connu que des ma?tresses utiles, et qu'il lachait--avec une l��g��ret��!--comme le pied quitte une marche d'escalier pour se poser sur une autre. Voil�� un homme dont j'envie le coeur. Une fois riche, il s'est mari�� dans les m��mes principes, �� une femme laide comme la vertu, mais qui lui repr��sentait quatre millions de plus et un parentage de choix. Et il l'a r��duite en servitude avec les formes les plus courtoises, d'une mani��re si absolue que c'en est beau de travail. C'est une des rares maisons o�� je me plaise. Je m'y sens veng�� de mes lachet��s devant le sexe. Aussi le d?ner se passa-t-il pour moi sans trop de m��lancolie, �� voir l'esclave aux quatre millions, assise en face de son ma?tre et seigneur, et m��dus��e par lui, du regard, comme une n��gresse, dont elle a la bouche, par son n��grier. Nous ��tions seize �� table, en me comptant. Mais �� quoi bon nommer ces personnages, figurants de la coterie dont je fais un peu partie? Toujours les m��mes, comme les soldats dans les pi��ces militaires, ils s'asseyent tous les soirs dans les m��mes maisons, devant le m��me d?ner, pour dire les m��mes paroles. Il s'en trouve, de ces coteries, cinquante �� Paris, chacune avec ses anecdotes, ses pr��jug��s, ses exclusions. Et les anecdotes ne sont pas trop sottes ni les pr��jug��s trop ��troits. Car c'est encore une des na?ves fatuit��s r��pandues parmi les gens de lettres que la croyance �� la b��tise des gens du monde. C'est comme de pr��tendre que leurs d?ners sont mauvais et que leur luxe sent le parvenu. Nous avons chang�� tout cela. Le d?ner de Mayence ��tait remarquable, son chateau-margaux 74 de premier ordre, et Raymond Casal, qui a consenti �� parler, est, quand il le veut, un des plus jolis diseurs de mots que je connaisse. C'est lui qui r��pondait un jour, ou plut?t une nuit, �� une dr?lesse devenue sentimentale, et tr��s occup��e �� regarder la lune apr��s boire en soupirant: ?Comme elle est pale!...? --?Elle a pass�� bien des nuits.? Enfin la salle �� manger, comme le service, comme le salon, comme le fumoir o�� nous nous retirames apr��s le d?ner, ��taient du go?t le plus exquis. Peu de tableaux dans cet h?tel, mais de choix, entre autres un Pietro della Francesca, un profil de femme aux cheveux blonds, presque blancs sous la coiffe roidie de perles, qui vaut celui du mus��e Poldi-Pezzoli �� Milan. Peu de tapisseries, mais italiennes, celles qu'un duc de Ferrare fit ex��cuter sur les dessins de Rapha?l. Aucun encombrement de bibelots. Rien qui sente le bric-��-brac. Il n'y a qu'un prince h��ritier ou un seigneur d'Isra?l qui puisse s'offrir les quelques objets d'art dont se d��core cette demeure. Voil�� encore un trait de nos moeurs contemporaines qui ne sera dans aucun livre avant vingt ans: l'enrichi intelligent, si bien conseill�� ou de tant de flair qu'il cherche du coup la demi-teinte dans le luxe, cette coquetterie par laquelle les vrais patriciens humiliaient autrefois leurs rivaux.... Seulement,--il y a toujours un seulement au travail o�� l'homme essaie de se passer du temps,--c'est un peu trop r��ussi. On ne rencontre pas une fausse note, et de l�� une vague impression de factice. C'est comme la politesse de Mayenne, c'est trop ��gal, trop complet, trop soign��. On la croirait faite �� la main, comme les cigarettes de contrebande. Il a trop bien r��alis�� le type id��al de l'homme du monde. Malgr�� moi, je songe, devant la perfection de ses mani��res, �� ce personnage de com��die que l'on accuse d'avoir vol�� de l'argent dans la caisse, ?Si c'est possible!? s'��crie-t-il; et, pour mieux attester son innocence: ?J'en ai remis....?
Nous ��tions donc, apr��s d?ner, dans le fumoir, �� dig��rer paresseusement et �� prendre de la v��ritable eau-de-vie, de 1810, devant un Rubens enlev�� �� la vente d'un duc anglais.--D'ici �� cinquante ans, tous les tableaux de valeur s'ach��teront l��-bas, �� mesure que se d��p��cera cette vieille aristocratie britannique. Notre h?te a devin�� le premier le coup �� faire. Pour ma part, je regardais attentivement cette merveilleuse toile, la musculature de l'Hercule ��touffant le lion et le coloris bleuatre du paysage, tout en comparant ce faire au faire si diff��rent du Pietro, et pensant paresseusement �� ce probl��me insoluble: les conditions de la vie dans l'oeuvre d'art.... Le nom d'une femme dont j'ai remarqu�� la beaut��, �� je ne sais quelle soir��e, ayant frapp�� mon oreille, j'��coutai, et il me fut donn�� d'assister �� une des plus aigu?s et des plus compl��tes dissections de caract��re que j'aie suivies. Je m'y connais, c'est mon gagne-pain. L'op��rateur ��tait un joli et mince jeune homme en gilet blanc, qui n'avait pas dit grand'chose �� d?ner. En ce moment ses moindres phrases portaient, ne laissant rien d'intact de la charmante
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