me réconforte jusqu'à l'ivresse. Ah! mais j'en ai trop bu! Mes jambes fléchissent. Cordial, d'abord; ensuite, corrosif. Mon cerveau bouillonne comme de la craie dans du vinaigre. Tout ce voyage, toute cette fatigue... Moi, j'ai un age. Quarante ans? Et combien avec? Et beaucoup avec. On ne peut pas savoir. Il n'y a pas de calendrier, ici. Phéna les a br?lés, tous, et elle fait chasser les colporteurs... Singulier cordial qui empoisonne ma force!... Les jeunes herbes étouffent leurs mères,--à moins que les mères n'étouffent les jeunes herbes. Ma pareille et ma soeur, Phéna, tu as dit vrai... Mais j'aime! Qui? J'aime Phénissa. Qui? J'aime Phéna. La petite, d'abord? Oui, dans l'incohérence de ma sénilité, hative. Poison nouveau qui m'est plus cher que les vieilles habitudes de ma chair. Je t'aime, fillette,--mais pourquoi as-tu ce signe trop jeune sous l'étoffe de ton corsage, ces riens de seins que mon baiser écrase! et qui n'emplissent pas ma main? Et, surtout, cette impudeur d'enfant qui s'amuse, sans jouir, du plaisir donné? L'impudeur, libéralité de ceux qui n'ont rien, générosité de ceux qui promettent... Jolie, oui! jolis yeux, jolis gestes, élégance de la chevrette et fra?cheur de la couleuvre... Des promesses! Phéna donnait. Phéna donnera encore. Phéna doit donner toujours... Et pourquoi pas les deux, celle qui pose sur mes épaules ses pattes d'oiseau et celle qui m'enveloppe d'une chaleur d'ailes;--la génisse et la taurelle;--la fille et la mère!... Non, je m'épuise à trop vouloir. Il faut choisir, et qui? sinon ma soeur et ma pareille. Je veux jouir de mes pareils, c'est-à-dire de moi. Ni enfants, ni vieillards, ni pauvres, ni empereurs, ni valets, ni papes,--mais ceux dont l'ame, par son cri, fait vibrer en moi la même corde de viole... Ah! je m'entendais bien avec Phéna. Nous ne parlions ni d'hier, ni de demain,--ni surtout de demain. Nous étions l'heure présente qui se suffit à elle-même et qui évolue dans le cercle de la jouissance immédiate,--c'est-à-dire absolue. Demain? Demain, c'est la faiblesse, c'est le second balbutiement, c'est la mort. Je ne veux pas qu'on me survive. Phéna, tu as caressé l'endroit sensible, tu as chatouillé jusqu'à mes moelles! Tu as écrit ta pensée sur ma peau, ta pensée et ta volonté,--à l'endroit et à l'envers: que la fille meure, et vivons de sa vie,--nous, les mères.
Nous, les mères! Il me semble que je suis male et femelle, quand j'ai dit: nous, les mères! Il me semble que je prédomine la vie et que je puis la jeter en pature à la mort, comme un mauvais esclave. Il me semble que je puis écraser l'oeuf éternel, comme un nid d'oeufs de fourmis, et que je puis stupéfier la fécondité, fêler les matrices, et d'un de mes regards de haine pétrifier dans son canal le jet hideux du sperme. La Vie? non. Ma vie. Que rien ne reste de moi que mon inféconde pourriture,--et que rien ne me survive que le désespoir de vivre. Je voudrais abraser la terre et n'y laisser que des chaumes,--tondre le monde comme une brebis. L'avenir, l'herbe qui pousse sous les gerbes, l'herbe qui reverdit sous le foin fauché, le nid qui s'envole, le bourgeon qui se gonfle--avec une épouvantable certitude: mais si on coupe la branche?
Il faut couper la branche. J'en ai sucé le miel nouveau. Il était doux, il était fort: il était trop fort pour moi. Les sucs jeunes ne valent rien: je couperai la branche.
(Rentre Phénissa. Doucement, après avoir baisé Phébor, elle s'assied, les mains croisées sur ses genoux, le regard vague.)
PHéBOR
Oh! ces yeux qui regardent on ne sait où, ces yeux qui semblent voir plus loin que les choses! Phénissa, que regardes-tu?
PHéNISSA
Rien.
PHéBOR
Où regardes-tu?
PHéNISSA
Loin, loin, loin! Vers des années, vers des siècles où toutes les créatures seraient heureuses comme je suis heureuse, où les femmes ne conna?traient que les sourires et les hommes que les caresses, où les fils des pauvres d'aujourd'hui marcheraient dans la vie tels que des seigneurs,--et où le fouet aurait changé de mains...
PHéBOR
Charmant coeur!... Mais alors tous les hommes ne seraient pas heureux?
PHéNISSA
Ceux qui le sont aujourd'hui ne le seront pas demain.
PHéBOR
Ils seront morts. Tu seras morte.
PHéNISSA
Je ne mourrai pas. J'ai de la vie, j'ai de l'éternité, là, dans mon ventre.
PHéBOR
Un coup de faux tranche plus d'un épi.
PHéNISSA
Un épi est la semence d'un sillon et un sillon est la semence d'un champ. Il y a un épi, il y a un sillon, il y a un champ de blé en moi: voilà pourquoi je suis heureuse.
(A ce moment la trompette sonne au haut de la tour. En même temps entrent Phéna et les femmes de Phéna et de Phénissa.)
PHéNA
Voici encore vos pauvres! ils auront appris votre retour.
LA PETITE
Ils y en a tant, ils couvrent les avenues et les cours, ils ont l'air joyeux, ils chantent. Les entendez-vous pas?
(Elle ouvre la
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.