Phénissa | Page 5

Remy de Gourmont
fenêtre. On entend:)
Quand les rats mangèrent la louve, La lune fut couleur de sang, Couleur de sang, Et les crapauds dansaient en rond, Dansaient en rond, Quand les rats mangèrent la louve, La louve!
PHéNA
Puisqu'il vous obéissent, allez les chasser!
PHéNISSA
Ils m'obéissent et ils m'aiment. Je les renverrai quand ils auront mangé et quand ils seront contents.

TROISIèME éPISODE
(La chambre de Phébor, la nuit.)
PHéBOR
Elle dort et j'ai été tenté. Et déjà je l'étais pendant qu'elle me regardait avec ses yeux de songe, ces yeux qui cherchent la vie au-delà des tombes... Ah! enfant bonne à étrangler, ferme tes yeux! Elle les a fermés. Elle dort.--Tant?t elle me faisait presque peur, avec ses blasphèmes... Colère d'enfant ou d'esclave qui croit que la joie se promène dans les jardins ou sur les routes! Oui, peut-être, mais ni les enfants, ni les esclaves ne franchiront les murailles du présent.--Et ils périront, tels qu'ils sont nés, enfants ou esclaves, car il n'y a rien, il n'y aura jamais rien que le présent et les vivants écraseront à perpétuité les progénitures de l'Idée, ces larves. Nous, maintenant, et après nous le néant,--et tu ne jouiras pas de respirer après moi, Ironie!
Délivre-moi de la peur, Phéna! Délivre-moi du futur, Phéna! Délivre-moi de la promesse, Phéna! Donne-moi un fruit m?r, donne-moi une rose épanouie, et coupons le rosier par le pied,--afin d'humilier le printemps.
(Parée pour la nuit, la gorge et les bras nus, les reins ceints d'un voile qui retombe jusqu'à ses pieds, Phéna entre et s'arrête au seuil.)
PHéBOR
Impérial succube, que me veux-tu? que viens-tu me demander? que viens-tu m'offrir?
PHéNA
Tout le jadis et tout le présent.
PHéBOR
Ah! Phéna!
(Ils s'avancent l'un vers l'autre et se baisent sur la bouche.)
PHéBOR
Oh! tu es vraie, toi! Tu es le maintenant, et non le demain, l'être et non le peut-être. Tu es l'immobile éternité.
PHéNA
Je suis la honte du possible.
PHéBOR
Oui, car tu es vraie. Oh! tu es vraie, toi! Là, le front qui domine les rêves morts comme un roi seul debout au-dessus du carnage des vaincus! Là, les nobles cheveux qui ont entravé les jambes du désir et qui l'ont encha?né dans les étables de la joie! Là, les yeux dont l'ardeur a fondu comme un jet de foudre l'épée du prince futur! Là, les lèvres qui ont bu tout le calice, et la langue qui n'a pas oublié une parcelle de la vie, et les dents qui ont brisé comme un os, pour en arracher la moelle et l'abominable secret, le sceptre d'or du fastueux espoir! Là, le cou qui s'est gonflé de haine et qui a brisé son collier! Là, les épaules assez fortes pour assumer comme un jeu le poids du réel, où succombent les laches! Là, les bras adorables qui ont captivé l'illusion et les courageuses mains qui lui ont arraché la langue! Là, les divines mamelles, dieux femelles, allégresse de mon humanité, indéniables plaisirs, évidences formelles, trésor de la sensualité animale, négation du rêve, certitude manuelle, ? beaux fruits, ? réconfort de ma bouche, chaleur de mon sang, fra?cheur de mon front, ? belles fleurs, fleurs ouvertes, parfum vital, roses! Là, les hanches et les reins, assises du monde, fondations de la vérité! Là, les genoux qui n'ont jamais plié, les jambes qui n'ont jamais reculé vers la prière, les pieds qui n'ont jamais marché vers l'espérance! Là, le centre même du monde et la vérité elle-même, la caverne redoutable et sacrée, l'ab?me qui n'engendra qu'une fois pour engendrer la mort!
* * * * *
PHéBOR
Vraiment, je la hais, depuis que je t'ai retrouvée.
PHéNA
Tu as puisé en moi: je suis un puits de haine.
PHéBOR
Oui, je suis tout ruisselant de haine!
PHéNA
Ah! la belle et tragique et somptueuse et douloureuse et consolante nuit où la délivrance fut con?ue! Car j'ai con?u dans tes bras, Phébor! Un frisson spécial et unique me l'a dit. J'ai con?u, j'en suis s?re, et, en négation des lois de la nature, j'accoucherai quand tu voudras.
PHéBOR
Mes mains seront le forceps!
PHéNA
Ah! donne, que je les baise, ces mains qui vont étrangler l'avenir!
PHéBOR
Oui, j'étranglerai l'avenir, les possibilités encloses dans l'espoir, les peut-être qui dorment dans la coquille de l'oeuf. Nous assassinerons la Rédemption. Le sommeil ne se réveillera pas. Toute la lumière tombée dans les yeux violets de la jeune amoureuse, nous la dessécherons comme un marais trop noblement pestilentiel pour la délicatesse de notre haine. Nous la dessécherons comme un ruisselet, en la buvant; comme un fleuve, en la détournant vers l'océan de la nuit par une route s?re,--et nous creuserons ce lit nouveau dans le roc et dans l'imperméable glaise,--et la gloire de demain tombera de l'autre c?té du monde!
O joie de tuer la féconde et aimable bête! O joie d'écraser les innocents scarabées qui grimpent aux feuilles des fougères,--et de respecter les vipères et de s'en faire des bracelets!
Elle n'est rien...
PHéNA
Qui?
PHéBOR
Phénissa.
PHéNA
Rien?
PHéBOR
Non, elle n'est rien, elle est le futur, la
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