yeux qui semblent voir
plus loin que les choses! Phénissa, que regardes-tu?
PHÉNISSA
Rien.
PHÉBOR
Où regardes-tu?
PHÉNISSA
Loin, loin, loin! Vers des années, vers des siècles où toutes les créatures
seraient heureuses comme je suis heureuse, où les femmes ne
connaîtraient que les sourires et les hommes que les caresses, où les fils
des pauvres d'aujourd'hui marcheraient dans la vie tels que des
seigneurs,--et où le fouet aurait changé de mains...
PHÉBOR
Charmant coeur!... Mais alors tous les hommes ne seraient pas
heureux?
PHÉNISSA
Ceux qui le sont aujourd'hui ne le seront pas demain.
PHÉBOR
Ils seront morts. Tu seras morte.
PHÉNISSA
Je ne mourrai pas. J'ai de la vie, j'ai de l'éternité, là, dans mon ventre.
PHÉBOR
Un coup de faux tranche plus d'un épi.
PHÉNISSA
Un épi est la semence d'un sillon et un sillon est la semence d'un champ.
Il y a un épi, il y a un sillon, il y a un champ de blé en moi: voilà
pourquoi je suis heureuse.
(A ce moment la trompette sonne au haut de la tour. En même temps
entrent Phéna et les femmes de Phéna et de Phénissa.)
PHÉNA
Voici encore vos pauvres! ils auront appris votre retour.
LA PETITE
Ils y en a tant, ils couvrent les avenues et les cours, ils ont l'air joyeux,
ils chantent. Les entendez-vous pas?
(Elle ouvre la fenêtre. On entend:)
Quand les rats mangèrent la louve, La lune fut couleur de sang, Couleur
de sang, Et les crapauds dansaient en rond, Dansaient en rond, Quand
les rats mangèrent la louve, La louve!
PHÉNA
Puisqu'il vous obéissent, allez les chasser!
PHÉNISSA
Ils m'obéissent et ils m'aiment. Je les renverrai quand ils auront mangé
et quand ils seront contents.
TROISIÈME ÉPISODE
(La chambre de Phébor, la nuit.)
PHÉBOR
Elle dort et j'ai été tenté. Et déjà je l'étais pendant qu'elle me regardait
avec ses yeux de songe, ces yeux qui cherchent la vie au-delà des
tombes... Ah! enfant bonne à étrangler, ferme tes yeux! Elle les a
fermés. Elle dort.--Tantôt elle me faisait presque peur, avec ses
blasphèmes... Colère d'enfant ou d'esclave qui croit que la joie se
promène dans les jardins ou sur les routes! Oui, peut-être, mais ni les
enfants, ni les esclaves ne franchiront les murailles du présent.--Et ils
périront, tels qu'ils sont nés, enfants ou esclaves, car il n'y a rien, il n'y
aura jamais rien que le présent et les vivants écraseront à perpétuité les
progénitures de l'Idée, ces larves. Nous, maintenant, et après nous le
néant,--et tu ne jouiras pas de respirer après moi, Ironie!
Délivre-moi de la peur, Phéna! Délivre-moi du futur, Phéna!
Délivre-moi de la promesse, Phéna! Donne-moi un fruit mûr,
donne-moi une rose épanouie, et coupons le rosier par le pied,--afin
d'humilier le printemps.
(Parée pour la nuit, la gorge et les bras nus, les reins ceints d'un voile
qui retombe jusqu'à ses pieds, Phéna entre et s'arrête au seuil.)
PHÉBOR
Impérial succube, que me veux-tu? que viens-tu me demander? que
viens-tu m'offrir?
PHÉNA
Tout le jadis et tout le présent.
PHÉBOR
Ah! Phéna!
(Ils s'avancent l'un vers l'autre et se baisent sur la bouche.)
PHÉBOR
Oh! tu es vraie, toi! Tu es le maintenant, et non le demain, l'être et non
le peut-être. Tu es l'immobile éternité.
PHÉNA
Je suis la honte du possible.
PHÉBOR
Oui, car tu es vraie. Oh! tu es vraie, toi! Là, le front qui domine les
rêves morts comme un roi seul debout au-dessus du carnage des
vaincus! Là, les nobles cheveux qui ont entravé les jambes du désir et
qui l'ont enchaîné dans les étables de la joie! Là, les yeux dont l'ardeur
a fondu comme un jet de foudre l'épée du prince futur! Là, les lèvres
qui ont bu tout le calice, et la langue qui n'a pas oublié une parcelle de
la vie, et les dents qui ont brisé comme un os, pour en arracher la
moelle et l'abominable secret, le sceptre d'or du fastueux espoir! Là, le
cou qui s'est gonflé de haine et qui a brisé son collier! Là, les épaules
assez fortes pour assumer comme un jeu le poids du réel, où
succombent les lâches! Là, les bras adorables qui ont captivé l'illusion
et les courageuses mains qui lui ont arraché la langue! Là, les divines
mamelles, dieux femelles, allégresse de mon humanité, indéniables
plaisirs, évidences formelles, trésor de la sensualité animale, négation
du rêve, certitude manuelle, ô beaux fruits, ô réconfort de ma bouche,
chaleur de mon sang, fraîcheur de mon front, ô belles fleurs, fleurs
ouvertes, parfum vital, roses! Là, les hanches et les reins, assises du
monde, fondations de la vérité! Là, les genoux qui n'ont jamais plié, les
jambes qui n'ont jamais reculé vers la prière, les pieds qui n'ont jamais
marché vers l'espérance! Là, le centre même du
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