si tard! J'ai les yeux rouges. Baise-les, mes
petits yeux. Un--deux! Encore! Non! Je suis fâchée.
PHÉBOR
Phénissa, quel âge as-tu?
PHÉNISSA
Sot, est-ce que j'ai un âge? Est-ce que les fleurs ont un âge? Est-ce que
les lys ont un âge! Ils sont fleuris ou défleuris, voilà tout. Moi, je suis
fleurie. Je me sens fraîche comme un lys, parfumée comme un lys. Je
suis un lys plein de rosée qui s'ouvre au soleil du matin. Oh! que je suis
donc bien fleurie.
PHÉBOR
Illusion! Tu n'es qu'une feuille verte.
PHÉNISSA
Jaloux! Oui, tu as l'air jaloux de ma jeunesse. Pourtant elle est à toi.
Toute ma blanche peau est à toi. Oh! J'ai envie de me mettre nue! Je
t'aime!
(Elle ouvre sa robe et, demi-dévêtue, recule en tendant les bras à
Phébor, qui la poursuit jusqu'au fond de la salle.)
Toute nue, toute! Mets-moi toute nue. Le lys n'a d'autre robe que sa
beauté.
* * * * *
(Elle pousse une petite porte et se sauve en rattachant sa ceinture.)
PHÉBOR
Je me suis encore laissé prendre à l'odeur de la feuille verte. Phénissa!
Sa jeunesse est peut-être un cordial. Elle me réconforte comme du vin
frais,--elle me réconforte jusqu'à l'ivresse. Ah! mais j'en ai trop bu! Mes
jambes fléchissent. Cordial, d'abord; ensuite, corrosif. Mon cerveau
bouillonne comme de la craie dans du vinaigre. Tout ce voyage, toute
cette fatigue... Moi, j'ai un âge. Quarante ans? Et combien avec? Et
beaucoup avec. On ne peut pas savoir. Il n'y a pas de calendrier, ici.
Phéna les a brûlés, tous, et elle fait chasser les colporteurs... Singulier
cordial qui empoisonne ma force!... Les jeunes herbes étouffent leurs
mères,--à moins que les mères n'étouffent les jeunes herbes. Ma pareille
et ma soeur, Phéna, tu as dit vrai... Mais j'aime! Qui? J'aime Phénissa.
Qui? J'aime Phéna. La petite, d'abord? Oui, dans l'incohérence de ma
sénilité, hâtive. Poison nouveau qui m'est plus cher que les vieilles
habitudes de ma chair. Je t'aime, fillette,--mais pourquoi as-tu ce signe
trop jeune sous l'étoffe de ton corsage, ces riens de seins que mon
baiser écrase! et qui n'emplissent pas ma main? Et, surtout, cette
impudeur d'enfant qui s'amuse, sans jouir, du plaisir donné? L'impudeur,
libéralité de ceux qui n'ont rien, générosité de ceux qui promettent...
Jolie, oui! jolis yeux, jolis gestes, élégance de la chevrette et fraîcheur
de la couleuvre... Des promesses! Phéna donnait. Phéna donnera encore.
Phéna doit donner toujours... Et pourquoi pas les deux, celle qui pose
sur mes épaules ses pattes d'oiseau et celle qui m'enveloppe d'une
chaleur d'ailes;--la génisse et la taurelle;--la fille et la mère!... Non, je
m'épuise à trop vouloir. Il faut choisir, et qui? sinon ma soeur et ma
pareille. Je veux jouir de mes pareils, c'est-à-dire de moi. Ni enfants, ni
vieillards, ni pauvres, ni empereurs, ni valets, ni papes,--mais ceux dont
l'âme, par son cri, fait vibrer en moi la même corde de viole... Ah! je
m'entendais bien avec Phéna. Nous ne parlions ni d'hier, ni de
demain,--ni surtout de demain. Nous étions l'heure présente qui se suffit
à elle-même et qui évolue dans le cercle de la jouissance
immédiate,--c'est-à-dire absolue. Demain? Demain, c'est la faiblesse,
c'est le second balbutiement, c'est la mort. Je ne veux pas qu'on me
survive. Phéna, tu as caressé l'endroit sensible, tu as chatouillé jusqu'à
mes moelles! Tu as écrit ta pensée sur ma peau, ta pensée et ta
volonté,--à l'endroit et à l'envers: que la fille meure, et vivons de sa
vie,--nous, les mères.
Nous, les mères! Il me semble que je suis mâle et femelle, quand j'ai dit:
nous, les mères! Il me semble que je prédomine la vie et que je puis la
jeter en pâture à la mort, comme un mauvais esclave. Il me semble que
je puis écraser l'oeuf éternel, comme un nid d'oeufs de fourmis, et que
je puis stupéfier la fécondité, fêler les matrices, et d'un de mes regards
de haine pétrifier dans son canal le jet hideux du sperme. La Vie? non.
Ma vie. Que rien ne reste de moi que mon inféconde pourriture,--et que
rien ne me survive que le désespoir de vivre. Je voudrais abraser la
terre et n'y laisser que des chaumes,--tondre le monde comme une
brebis. L'avenir, l'herbe qui pousse sous les gerbes, l'herbe qui reverdit
sous le foin fauché, le nid qui s'envole, le bourgeon qui se gonfle--avec
une épouvantable certitude: mais si on coupe la branche?
Il faut couper la branche. J'en ai sucé le miel nouveau. Il était doux, il
était fort: il était trop fort pour moi. Les sucs jeunes ne valent rien: je
couperai la branche.
(Rentre Phénissa. Doucement, après avoir baisé Phébor, elle s'assied,
les mains croisées sur ses genoux, le regard vague.)
PHÉBOR
Oh! ces yeux qui regardent on ne sait où, ces
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