joujou à un enfant?
PHÉBOR
Pour qu'il s'amuse avec. C'est ce que j'ai fait. Et le joujou s'est amusé
autant que l'enfant. Innocente, mais sans pudeur. Vous ne lui avez donc
pas appris la pudeur?
PHÉNA
Je comptais sur vous.
PHÉBOR
Rien n'est fatigant comme une femme sans pudeur. Vous auriez dû la
dresser.
PHÉNA
C'est bien assez de l'avoir mise au monde.
PHÉBOR
Mauvaise mère!
PHÉNA
Mauvais amant!
PHÉBOR
Je ne suis plus votre amant.
PHÉNA
Tu es mon amant--pour l'éternité. Les forts aiment les forts. Les riches
aiment les riches. Les princes aiment leurs égaux. Tu ne peux aimer
que moi tant que ton désir sera royal et tant que tu seras Phébor. Les
enfants aiment les enfants. Laisse donc Phénissa choisir un page.
PHÉBOR
Quand je serai fatigué.
PHÉNA
Mais c'est à moi que tu dois ta force! Vous tirez vos flèches sur les
mouches, pendant que le cerf vient boire à vos pieds. Phénissa! Il te
faut bien longtemps pour manger deux prunes vertes! Reviens donc à
l'arbre fécond en fruits mûrs et à la femme féconde en plaisirs. La joie
d'aimer et de mordre pend à toutes mes branches et le parfum des fleurs
s'y mêle à l'odeur des vendanges. Je suis le luxe d'une éternelle luxure
et ma vie est un perpétuel épanouissement. Je te l'ai donnée, elle, pour
que tu la manges en intermède, repos au milieu du repas, mais c'est à
ma chair que tes dents appartiennent et seul mon sang a le droit
d'apaiser ta soif de mâle, et seul il en a le pouvoir!
PHÉBOR
Laisse-moi m'amuser encore un peu!
PHÉNA
Non, tu as joué assez avec ce néant. Tu n'entreras pas plus avant dans
l'obscurité de l'avenir et tu n'iras pas semer dans le champ de demain
des herbes qui fleuriraient peut-être. Demain ne te fait donc pas horreur
que tu en peux supporter l'image et aimer le symbole? Tu veux donc
qu'après t'avoir arraché la langue on boive dans ton verre? Tu veux
léguer tes joies, en les pleurant? Donne-les, maintenant, en les
méprisant. Jette l'agnelle à peine dépucelée au naïf baiser d'un jeune
loup et qu'il crève en la dévorant,--mais n'attends pas que, riche de ta
vie, elle se couche sur ta tombe pour y ouvrir au railleur funèbre la
somptuosité de son sexe. Tu ne hais donc plus ceux qui te survivront?
PHÉBOR
Je les hais. Je veux que tout finisse avec moi,--mais pas encore!
PHÉNA
Non, pas encore. Pas encore! Tu consens donc à mourir,--comme si je
n'avais pas le secret de la vie?
PHÉBOR
Nul n'a le secret de la vie.
PHÉNA
Les jeunes herbes étouffent leurs mères. Si les jeunes herbes étaient
détruites dans leurs graines, ou les graines dans la terre, ou si les jeunes
pousses étaient rasées à mesure que pointe leur insolence,--les mères
seraient éternelles. Nous sommes les mères, Phébor, et plus que des
herbes, hautes et mûres. Nous sommes des êtres volontaires et
libres,--et nous pouvons étrangler l'avenir.
PHÉBOR
Etrangler l'avenir!
PHÉNA
Donnons l'exemple à nos pareils.
PHÉBOR
Je ne suis pas prêt.
PHÉNA
Que te manque-t-il?
PHÉBOR
La puissance d'un motif capable d'exalter mon bras.
PHÉNA
C'est la haine qui te manque? Je te plains.
PHÉBOR
Ce n'est pas la haine qui me manque,--mais j'ai pitié.
PHÉNA
De toi-même?
PHÉBOR
De Phénissa.
PHÉNA
Je ne te l'ai pas donnée pour que tu en aies pitié.
PHÉBOR
Pourquoi donc me l'as-tu donnée,--ta fille?
PHÉNA
Pour que, l'ayant aimée, tu aies le droit de la tuer.
(Elle sort.)
PHÉBOR
La tuer? Il y a des mots que je n'aime pas. Ils sont trop clairs. Tuer! Oui,
tuer, c'est vivre. On ne peut vivre sans tuer,--et peut-être qu'à force de
tuer on gagne la vie. Mon corps et tous mes membres, et mes yeux, et
ma bouche, et mes oreilles, c'est du sang qui les a faits,--et je sens qu'en
mes veines il me coule une âme de sang, une pensée de sang. A boire!
J'ai soif de toute l'essence de la vie et de la pourpre de toutes les artères!
Triste vampire, à quoi bon? Non, mais si c'était vrai qu'en écrasant les
petits on fortifie les mères,--qu'en étouffant l'avenir, on éternise le
présent? Peut-être. J'aime à croire cela, car l'avenir me cause une telle
horreur qu'il m'empêche de jouir de la bénédiction des choses. L'avenir:
que l'indignité d'autrui se roule sur le tapis de mes plaisirs, et savoir
monnayée en de sottes mains la gloire de mon égoïsme royal! Ah!
l'avenir, si on pouvait le tenir et le percer au coeur ou l'étrangler, sans
bruit,--pour que Dieu ne s'en aperçoive pas.
(Entre Phénissa.)
L'avenir, la jeunesse, l'enfance, la perpétuité! L'avenir,--le voilà.
PHÉNISSA
Oui, la voilà!
(Elle court à Phébor, saute sur ses genoux, le caresse, enfantine et
amoureuse.)
Vilain, qui m'a laissé dormir
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