champs, les vergers et les prés, à travers les
arbres, à travers les rochers, à travers tout l'obstacle que j'érigeai
moi-même entre nous deux,--l'autre, elle, Phénissa, ma fille! Si son
oreille, pendant qu'il approche, se tend vers mes paroles; si sa bouche
est amère d'avoir mâché le fruit vert; si son coeur est las d'un amour
trop léger; s'il n'a pas osé envoyer à cette main qui tremble d'amour et
du souvenir des anciennes caresses le baiser du retour, le rêve de
l'absent, le signe qui exorcise la largeur des espaces et la lenteur des
heures, si ses yeux ont la gaieté un peu triste des yeux qui désirent leur
vraie lumière et qui la craignent; si sa bouche tant amère a souri tout de
même,--oui, peut-être qu'il a entendu mon cri, le prince Phébor!
(Un mendiant s'approche, ôte son bonnet, et en bas du perron
s'agenouille, humble et accablé, la main tendue.
Mais à mesure que Phéna parle et s'encolère, le Pauvre se redresse.)
PHÉNA
Des pauvres, ici? Va-t'en aux cuisines, misérable! Des pauvres, ici,
dans la richesse de mon domaine, la robe pouilleuse séparée de ma robe
princière par douze marches de marbre, douze, seulement! Des pauvres!
Il n'y a pas de pauvres. _(A ce moment, le mendiant est debout et il se
couvre.)_ Les pauvres insultent à ma domination et à la paix de mon
opulence. Je ne veux pas régner sur des pauvres! Qu'ils crèvent de faim,
et hors du cercle de mon regard! Va-t'en, misérable, tu me fais honte.
Tu sais qui je suis, mais sais-tu bien ce que je suis? Les hommes et les
siècles, les éléments et les forces, la nature et les lois travaillent pour
moi depuis le commencement du monde et ne travaillent que pour moi.
Je suis le résumé de toutes les larmes, de tous les efforts et de tous les
cris. Tout converge vers moi, reine et maîtresse des hommes et des
choses. Je suis parfaite et rien d'imparfait ne doit vivre, sous moi. Les
pauvres contredisent mon harmonie, ils sont coupables. Va-t'en crever
et que je ne te voie plus ramper, pou, sur la robe de soie et sur la nacre
de la peau élue pour les amours royales... Mais, tiens, je suis bonne
aujourd'hui, parce que ma joie est en route, je te l'ai dit, va-t'en aux
cuisines. C'est l'heure de la pâtée des chiens...
LE PAUVRE
Il s'éloignait. Il s'arrête, se retourne, fixe un instant les yeux sur Phéna,
puis s'en va, agitant son bâton et fredonnant:
Quand les rats mangèrent la louve, La lune fut couleur de sang, Couleur
de sang, Et les crapauds dansaient en rond. Dansaient en rond, Quand
les rats mangèrent la louve, La louve!
PHÉNA
Quel sale pauvre! Il doit être dangereux... _(A ce moment, la trompe
sonne encore au haut de la tour.) C'est lui, c'est mon Phébor! (Elle se
lève, agitée, criant:)_ Venez! Venez!
(Les suivantes arrivent, se disant les unes aux autres:)
Les voilà! Les voilà!
(Toutes portent des fleurs, des couronnes, des chapels de roses, mais
c'est la Petite qui tient, très fière, le plus gros bouquet.
En même temps, des hommes d'armes et des valets se rangent au pied
du perron, et Phébor paraît, à cheval, tenant en main la bride d'un autre
cheval, houssé de blanc et sellé d'une selle du femme, une sorte de
panier.)
PHÉNA
Se précipite à la rencontre de Phébor, lui saisit la main qu'elle baise
avec passion.
Te voilà donc, ô Phébor! Je défaille de joie. Tu es seul? Tu es donc
seul?
PHÉBOR
Il descend de cheval et s'agenouille pour porter à ses lèvres le bas de la
robe de Phéna. Puis tous deux montent les degrés du perron.
Je n'ai pas perdu votre fille en route, Madame. Je l'aime trop pour cela.
Tenez, la voici.
(Paraît Phénissa, menant le pauvre par la main.)
PHÉNISSA
Je l'ai trouvé près des cuisines, mère, et les chiens aboyaient après lui.
Alors je l'ai fait boire et je lui ai donné de quoi vivre un jour. Quelle
bénédiction pour mon retour! Je suis contente. (Au mendiant:) As-tu
assez? Tiens, voilà de l'argent, tiens!... Ah! je n'ai plus rien, tu
reviendras. Tu seras mon pauvre, à moi, à moi toute seule, et tous tes
frères sont mes frères.
PHÉNA
Elle aime donc toujours les pauvres?
PHÉBOR
Oui, elle aime les pauvres.
(Les suivantes descendent empressées vers Phénissa, en répandant sur
les marches des fleurs effeuillées, puis la conduisent à Phéna, qui la
baise au front, selon le cérémonial.)
DEUXIÈME ÉPISODE
(Une salle du palais.)
PHÉNA
Eh bien, elle est ta femme?
PHÉBOR
Le rôle d'un mari n'est pas celui d'un gardien de la virginité.
PHÉNA
Elle est ta femme et tu l'aimes?
PHÉBOR
Me l'as-tu donnée pour l'aimer ou pour la haïr?
PHÉNA
Pourquoi donne-t-on un
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