Peines damour perdues | Page 5

William Shakespeare
pain bis et à l'eau.
COSTARD.--J'aimerais mieux prier un mois avec du mouton et du

poireau.
LE ROI.--Et don Armado sera ton gardien.--Biron, ayez soin qu'il lui
soit livré.--Et nous, chers seigneurs, allons mettre en pratique ce que
nous avons réciproquement juré d'observer par un serment si solennel.
(Le roi sort avec Longueville et Dumaine.)
BIRON.--Je gagerais ma tête contre le chapeau du premier honnête
homme, que ces serments et ces lois deviendront un objet de
mépris.--(A Costard.) Allons, drôle, marchons.
COSTARD.--Je souffre pour la vérité, monsieur, car il est très-vrai que
j'ai été pris avec Jacquinette, et que Jacquinette est une vraie fille; et
ainsi donc, que la coupe amère de la prospérité[6] soit la bienvenue!
L'affliction pourra un jour me sourire encore, et jusqu'à ce moment
reste avec moi, douleur.
(Ils sortent tous deux.)
[Note 6: Bévues mises exprès dans la bouche de Costard.]
SCÈNE II
La maison d'Armado.
ARMADO avec MOTH son page.
ARMADO.--Page, quel signe est-ce, quand une grande âme devient
mélancolique?
MOTH.--C'est un grand signe, monsieur, qu'elle deviendra triste.
ARMADO.--Quoi! la tristesse et la mélancolie sont la même chose,
mon cher lutin?
MOTH.--Non, non, monsieur; oh! non.
ARMADO.--Comment peux-tu séparer la tristesse de la mélancolie,

mon tendre jouvenceau?
MOTH.--Par une démonstration familière de leurs effets, mon rude
seigneur.
ARMADO.--Pourquoi dis-tu rude seigneur? rude seigneur?
MOTH.--Et pourquoi dites-vous tendre jouvenceau? tendre
jouvenceau?
ARMADO.--J'ai dit tendre jouvenceau, comme une épithète qui
convient à tes jeunes années, que l'on peut dénommer tendres.
MOTH.--Et moi, j'ai dit rude seigneur, comme un titre qui appartient à
votre vieillesse, que l'on peut nommer rude.
ARMADO.--Joli et convenable.
MOTH.--Comment l'entendez-vous, monsieur? Est-ce moi qui suis joli,
et mon propos convenable; ou mon propos qui est joli, et moi
convenable?
ARMADO.--Tu es joli parce que tu es petit.
MOTH.--Petitement joli, parce que je suis petit; et pourquoi
convenable?
ARMADO.--Convenable, parce que tu es vif.
MOTH.--Dites-vous ceci à ma louange, mon maître?
ARMADO.--A ton digne éloge, vraiment.
MOTH.--Je vanterai une anguille avec le même éloge.
ARMADO.--Quoi! est-ce qu'une anguille est ingénieuse?
MOTH.--Une anguille est vive.

ARMADO.--Je dis que tu es vif dans tes réponses.--Tu m'échauffes le
sang.
MOTH.--Me voilà payé d'une réponse, monsieur.
ARMADO.--Je n'aime pas à être contrarié.
MOTH.--Celui qui parle par contradictions, les croix[7] ne l'aiment pas.
[Note 7: Cross, croix, pièce de monnaie.]
ARMADO.--J'ai promis d'étudier trois ans avec le duc.
MOTH.--Vous pourriez le faire en une heure, monsieur.
ARMADO.--Impossible.
MOTH.--Combien fait un répété trois fois?
ARMADO.--Je sais mal compter: c'est le talent d'un garçon de cabaret.
MOTH.--Vous êtes un gentilhomme, monsieur, et un joueur.
ARMADO.--J'avoue tous les deux; tous deux sont le vernis qui rend un
homme accompli.
MOTH.--En ce cas, je suis sûr que vous savez très-bien à quelle somme
montent deux as.
ARMADO.--Elle monte à un de plus que deux.
MOTH.--Ce que le pauvre vulgaire appelle trois.
ARMADO.--Cela est vrai.
MOTH.--Eh bien! monsieur, n'est-ce que cela à étudier? En voilà déjà
trois d'étudiés avant que vous puissiez cligner l'oeil trois fois; et
combien il est aisé d'ajouter les années au mot trois, et d'étudier trois
ans en deux mots, le cheval sautant[8] vous le dira.

[Note 8: Allusion au cheval de Banks, fameux par ses tours.]
ARMADO.--Une fort belle figure!
MOTH, à part.--Pour prouver que vous n'êtes qu'un zéro.
ARMADO.--Je t'avouerai là-dessus, que je suis amoureux et de même
qu'il est bas à un guerrier d'aimer, de même je suis amoureux d'une fille
de bas étage. Si de tirer l'épée contre l'humeur de mon penchant me
délivrait de la pensée réprouvée qu'il m'inspire, je prendrais le désir
prisonnier, je le rançonnerais et je l'enverrais à quelque courtisan de
France pour y nouer quelque nouvelle galanterie. Je regarde comme un
opprobre de soupirer: je voudrais abjurer Cupidon. Console-moi, mon
enfant; quels sont les grands hommes qui ont été amoureux?
MOTH.--Hercule, mon maître.
ARMADO.--O doux Hercule!--D'autres autorités, mon cher, d'autres
encore; et qu'ils soient surtout, mon enfant, des hommes de bonne
renommée et de bonne façon.
MOTH.--Samson, mon maître. C'était un homme d'un port avantageux,
d'un port très-robuste, car il porta les portes de la ville sur son dos,
comme un portefaix. Et il était amoureux.
ARMADO.--O robuste Samson! ô nerveux Samson! je te surpasse
autant dans le maniement de mon épée, que tu me surpasses dans la
force d'emporter les portes. Je suis amoureux aussi.--Quelle était
l'amante de Samson, mon enfant?
MOTH.--Une femme, mon maître.
ARMADO.--De quelle couleur de peau?
MOTH.--Des quatre à la fois; ou de trois, ou de deux, ou de l'une des
quatre.
ARMADO.--Dis-moi au juste de laquelle.

MOTH.--D'un vert d'eau, monsieur.
ARMADO.--Est-ce là une des quatre?
MOTH.--Oui, monsieur, suivant ce que j'ai lu. Et la meilleure des
quatre.
ARMADO.--Le vert[9], en effet, est la couleur des amants; mais avoir
une amante de cette couleur... Je trouve que Samson n'avait guère de
raison de le faire. Sûrement il l'affectionnait pour son
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