--C'est qu'il y a loin d'ici Kiouinâ.
--Deux fois quarante-huit heures de navigation, au plus, fit l'Écorché.
Et notez que nous commençons à jeûner. Le cellier se vide et les saloirs
aussi. Quant à la chasse ou à la pêche, nous n'en sommes pas friands!
--Tout cela est bel et bon, mais comment s'emparer de ce bateau?
murmura le Mangeux-d'Hommes.
--En faisant diligence, nous le surprendrons, à la faveur de la nuit, dans
quelque baie. Il paraît, d'ailleurs, qu'il a, à son bord, un jeune Français,
un ingénieur, qui pourrait joliment nous servir si nous entreprenions
l'exploitation des mines, dit le lieutenant avec un sourire d'intelligence
à son chef.
--Par le Christ, mon frère aîné, j'adopte le projet, dit ce dernier en se
levant. Mais si tu nous mènes à une déception, maître Judas Iscariote,
gare à tes os j'en ferai des baguettes de tambour.
La boutade du capitaine souleva l'hilarité des assistants.
Je n'ai pas terminé, reprit l'Écorché, sans se fâcher ni partager la gaîté
des Apôtres.
--Qu'est-ce encore?
--C'est à vous seul que je dois parler.
--Qu'on sorte d'ici! fit le capitaine à ses gens. Ils se retirèrent aussitôt
par la porte qui leur avait donné accès.
--Eh bien?
--Eh bien, j'ai, la nuit dernière, enlevé Meneh-Ouiakon.
--Tu dis?
--J'ai enlevé Meneh-Ouiakon.
Le Mangeux-d'Hommes, qui avait frémi en entendant cette déclaration,
se prit à trembler. Son visage se colora et pâlit tour à tour; ses paupières
s'humectèrent, sa respiration devint chaude. Il se rapprocha de son
lieutenant, et, d'une voix altérée:
--Tu as enlevé Meneh-Ouiakon?
--Oui, près du poste de Fond-du-Lac.
--La nuit dernière?
--La nuit dernière.
--Et?...
Le capitaine ne put achever sa pensée, si vive était l'émotion qui le
poignait, mais ses yeux formulèrent éloquemment la question.
Judas répondit avec son flegme habituel:
--Elle est ici.
--Ici! Meneh-Ouiakon est ici! et tu ne me le disais pas plus tôt?
--Vous ne m'en avez pas laissé le temps.
--Mais, en quel coin? exclama le Mangeux-d'Hommes, saisissant, dans
sa puissante main, l'épaule de son lieutenant, et l'étreignant à la lui
briser.
--Je vais vous la montrer, répliqua l'Écorché avec une lenteur
désespérante.
CHAPITRE II
LE SAULT-SAINTE-MARIE
On sait que le lac Supérieur est le plus vaste volume d'eau fraîche
connu sur le globe. En longueur il a 120 milles, 160 milles dans son
extrême largeur, et 1750 de périmètre.[1]
[Note 1: Le mille anglais est environ le tiers de la lieue française.]
L'État du Minnesota borde ses rives ouest et nord-ouest; au sud il
confine au Wisconsin et au Michigan; les autres côtes ont pour limites
les possessions britanniques, auxquelles la moitié du lac divisé par une
ligne imaginaire, appartient.
Les eaux de ce lac sont d'une transparence étonnante[2].
[Note 2: Par un temps calme, j'ai souvent vu les poissons s'ébattre à
plus de dix brasses de profondeur.]
Il les reçoit par plus de deux cents affluents. Elles y descendent d'un
bassin qui embrasse une superficie 100,000 miles carrés.
Les parties nord et sud du Supérieur voient jaillir de leur sein une foule
d'îles.
Le centre en est à peu près dépourvu.
Au nord, plusieurs de ces îles forment d'excellents abris pour les
vaisseaux et offrent aux yeux du voyageur ses perspectives les plus
pittoresques.
La côte elle-même est fortifiée par des rochers escarpés dont
quelques-uns dépassent 300 mètres d'élévation.
Mais, au sud, le rivage se montre généralement bas et sablonneux,
quoique, en certaines places, il soit coupé par des chaînes de calcaire ou
des roches trapéennes et cuprifères énormes, comme le Portail ou les
Rochers Peints, la pointe Kiouinâ, les Douze-Apôtres, etc.
Encore aux trois quarts sauvage aujourd'hui, le littoral du lac Supérieur
ne tardera pas à se peupler, et à se fertiliser au soleil fécondant de la
civilisation, car, malgré la rigueur de l'hiver qui règne pendant plus de
six mois dans cette région, la terre y est bonne, productive, riche en
minéraux, et les eaux du lac abondent poissons excellents de toute
espèce.
Le Supérieur se relie aux lacs Huron et Michigan par une artère longue
de 63 milles, large d'un au plus, à laquelle nos missionnaires français,
qui en furent les premiers explorateurs, donnèrent, en 1642, le nom de
rivière Sainte-Marie, mais appelée par les indigènes Pauoiting,
c'est-à-dire Petite Cataracte.
Le souvenir de ces hardis découvreurs européens mérite d'être
conservé.
C'était les pères Charles Rimbault et Isaac Jogues.
A cette époque, ils habitaient la Mission Sainte-Marie, près du lac
Huron.
Sur les bords de la rivière résidait une tribu sauvage qu'ils convertirent.
La tribu s'appelait Pauoitigouei uhak, mot à peu près impossible à
articuler pour une bouche française.
Comme ces Peaux-Rouges témoignaient d'une grande agilité dans tous
les exercices du corps, mais principalement pour franchir les obstacles,
nos missionnaires convinrent de les nommer Sauteux ou Sauteurs, nom
qui leur est resté, comme celui de Sainte-Marie au canal
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