Pauvre petite! | Page 7

Paul Bourget
je la couvre, et, d'ailleurs,
Louise est morte.
J'espère aussi, en écrivant ces souvenirs, faire un peu réfléchir les
jeunes cervelles féminines qui les liront, car la _névrose_ est une

maladie plus morale que physique et dont le véritable remède est de
savoir résister à des désirs... inavouables!
Il est toujours délicat de se mettre en avant, mais je vais dire une
histoire qui a influé et qui influera sur toute ma vie. On en pourra tirer
telle conclusion que l'on voudra.
Avec mon père, habitait une vieille tante, soeur de ma grand'mère. Elle
avait élevé mon père, qui avait été lui-même de bonne heure orphelin;
et il avait pour elle une grande vénération. Depuis longtemps elle vivait
retirée dans sa chambre, car elle avait prématurément vieilli, et ses
facultés mentales en avaient souffert. Elle avait dû être très belle, et
lorsque j'étais toute petite, j'aimais beaucoup jouer avec elle. On nous
laissait ensemble des journées entières; je lui portais mes jouets de
prédilection... elle me souriait si doucement, pauvre vieille tante!
Un jour qu'on m'avait donné une poupée magnifique, je m'empressai de
lui montrer ce superbe cadeau.
--Regardez, tante, quels beaux yeux a ma fille! quels beaux cheveux
blonds! Voyez, elle est presque aussi grande que moi!
Tante n'eut pas son beau sourire habituel; une sombre pensée sembla
lui traverser l'esprit, sans doute un souvenir cruel!... Elle prit la poupée,
se mit à l'examiner... puis, levant d'abord les yeux au ciel, elle l'attira
vers elle en l'appelant: «Georges, mon bien-aimé Georges!» et elle
l'embrassa longuement... longuement... Tout à coup, fronçant les
sourcils, elle la rejeta violemment à terre et, se renversant dans son
fauteuil, elle se mit à pleurer en criant: «Parbleu! parbleu!...»
Je me précipitai pour voir si ma pauvre poupée ne s'était pas cassée
dans sa chute terrible... Pendant ce temps, on était accouru au bruit des
sanglots de ma tante, et on m'emmena vivement sans même me laisser
le temps de lui dire au revoir!
Cette scène m'avait vraiment impressionnée. «Qu'a donc pensé ma tante,
me disais-je, ma poupée lui plaisait, et elle s'est fâchée presque aussitôt?
J'irai et je lui demanderai.» J'avais assez de malice pour flairer un

mystère, et je ne fis part de mes observations à personne.
Quand je retournai près de ma vieille tante, je ne pris pas ma poupée,
elle n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et nous jouions depuis quelques
minutes, lorsque je lui dis:
--Tante, pourquoi vous êtes-vous fâchée l'autre jour?
--Je ne me suis pas fâchée, mon enfant, répondit-elle.
--Mais si, tante, vous avez embrassé ma belle poupée, et vous l'avez
jetée, après, si rudement sur le plancher, que j'ai cru la ramasser en
morceaux!
--Tu me la rapporteras encore, n'est-ce pas?
--Alors il ne faudra plus la jeter par terre?
--Oh! non, je l'aime trop!
--Vous l'aimez? C'est drôle! Moi aussi.
--Toi aussi? ah! je te le défends, entends-tu? Si je ne l'avais pas aimé,
lui, il n'aurait pas brisé ma vie! Si je n'avais pas écouté son langage
d'amour, je n'aurais pas la vue affaiblie par les pleurs de ma jeunesse!
Oh! non, non, ne l'aime pas! Il te persuadera, il mentira, et quand tu
entendras à ton oreille murmurer un serment qui lie les âmes; quand tu
sentiras son bras enlacer ton être et attirer ton coeur vers son coeur,
repousse-le et va-t'en; sans quoi, tes lèvres closes par ses lèvres te
feront oublier ta vie pour vivre de la sienne; et quand il se sera saturé de
ton ivresse, tu le verras se retirer en souriant. Ce sourire te semblera
insultant et tu lui demanderas s'il te méprise. Alors il te répondra en
haussant les épaules: «Parbleu!»
Puis elle recommença à pleurer comme la veille. On m'emmena avec la
même précipitation, et depuis, on ne m'a jamais laissée seule avec ma
tante. Cette scène a eu sur ma vie une énorme influence; car je l'ai
toujours présente à ma mémoire, surtout depuis que j'ai pu la

comprendre. De sorte que, connaissant malheureusement les amours de
Louise, il me semblait toujours entendre dom Pedro, sortant de ses
baisers, le lui dire ce terrible: Parbleu!
Ils le disent tous, ce mot de mépris, entendez-vous, mes soeurs tombées
ou entraînées vers la chute? Ils le disent tous, et c'est pour vous le faire
entendre que je laisse ma plume dominer ma volonté, pour fixer ici ces
pensées.

L'hiver revint et, avec lui, cet enchaînement de plaisirs qui fait, dit-on,
de Paris, la ville enchanteresse par excellence. De fait, il y a de quoi
satisfaire toutes les exigences; les arts y sont
merveilleusement
représentés, les esprits légers y trouvent un renouvellement de banalités
plus ou moins excitantes; la science y peut être aussi sévère qu'on le
désire; je ne parlerai point des sens, nos moeurs dégénérés leur faisant
la part généreuse!...
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