Pauvre petite! | Page 6

Paul Bourget
tu savais, répétait-elle.
--Je me figurais que Jules satisfaisait à tous tes caprices, qu'il
approuvait tes moindres actes, tes moindres désirs?... Dis-moi, n'est-il
plus à tes pieds comme autrefois, ou, du moins, comme je le croyais?...
Louise, réponds-moi, réponds-moi donc!
Et elle se taisait. Ses yeux, obstinément fixés sur le plancher,
s'emplissaient de larmes.
--Je ne l'aime pas! soupira-t-elle enfin, je ne l'aime pas...
J'étais étonnée de cette insistance:
--Mais, je ne te demande pas de l'aimer, dis-je, l'amour ne vient pas à
commandement; cependant tu dois avoir pour Jules au moins de
l'estime?... Une certaine reconnaissance?...
--Reconnaissance! de quoi? fit-elle en me regardant, comme mue par
un ressort.
--Mais enfin (je voulais en dire trop espérant qu'elle m'arrêterait), le
devoir, Louise, doit remplacer un peu l'affection?... et ta mère,
penses-tu au coeur de ta mère? Ne sens-tu pas que tu vas le déchirer?
J'avais dit ces derniers mots avec une lenteur marquée; nous étions
assises tout près l'une de l'autre; elle avait mis sa main dans la mienne,
mais cette main était glacée, et, instinctivement, mes doigts s'étaient
entr'ouverts et je l'avais presque repoussée. Quels pénibles instants!
Combien durèrent-ils? je l'ignore: mon coeur battait à faire éclater ma
poitrine; mes yeux se voilaient, et il me semblait que mes oreilles
refuseraient d'entendre un secret fatal, si c'en était un que devait me
dire Louise, lorsque, se soulevant à demi, elle plongea son regard dans

le mien et d'une voix étranglée murmura:
--Et toi, alors, si tu me sais coupable, tu me repousseras aussi?
Pour toute réponse, je me levai en lui ouvrant mes bras; elle jeta sa tête
sur mon épaule, et pleura longtemps, puis, se redressant avec fierté, elle
sortit, me laissant terrifiée, et incapable de me rendre compte de mes
pensées.
IV
Je n'avais pas fait un pas vers Louise, je n'avais pas essayé de la retenir,
et je regardais cette porte qui venait de se fermer sur elle, comme si
mes yeux eussent pu la rouvrir et me ramener la «pauvre petite» des
jeunes années, paisible et souriante, ne demandant rien au présent, et ne
pensant pas qu'il dût y avoir un avenir. Mon coeur ne pouvait la croire
coupable; cette pensée me torturait; aussi le sommeil ne vint-il
m'engourdir que lorsque le jour commença à se glisser entre mes
rideaux.
Savoir Louise sur une pente fatale, quel écroulement! Mais je voulais
ignorer encore qui l'y entraînait et surtout à quel degré elle était arrivée.
J'en étais là de mes réflexions quand il fallut rentrer dans la vie réelle;
la journée était avancée; l'heure du dîner approchait, et cet instant de
réunion, si gai ordinairement à la campagne, était pour moi, ce jour-là,
une heure d'angoisse.
N'allais-je pas rougir en l'embrassant? N'allais-je pas jeter un regard
inquisiteur et ridicule sur chacun de ses amis?
La position devint facile quand j'entrai dans le salon. Elle était là, dans
tout l'éclat de sa beauté sereine, plongée dans une conversation animée
avec dom Pedro, plus obséquieux que jamais.
Matt était là aussi, se tenant un peu à l'écart, et je vis parfaitement
qu'elle épiait cet aparté, comme un fauve regarde sa proie! Je saisis sur
un coin de sa bouche un soupçon de sourire, qui me blessa
profondément... c'était comme si elle eût encore, comme autrefois dans

la serre, nommé dom Pedro...
Jusque-là, cet homme me déplaisait; mais, dès lors, je le pris en horreur,
enveloppant, sans m'en rendre compte, Mathilde dans la même
aversion.
On ne pardonne guère à ceux qui vous montrent la vérité quand on veut
s'obstiner à en détourner les yeux, et puis j'aimais la «pauvre petite».
Jules, assis un peu à l'écart, se dérangea seul à mon entrée, il avait l'air
heureux... je ne crois pas pourtant qu'il fût du nombre de ces maris
trompés qui ne savent rien; mais il avait le bon sens de penser que le
seul parti à prendre est d'avoir l'air d'ignorer, si l'on veut rendre un
retour possible.

Mon séjour à V... fut court, la présence de dom Pedro me troublait,
quoique Louise semblât avoir oublié sa confidence; et, sous aucun
prétexte, je n'y aurais fait la moindre allusion. Le moment du départ
venu, elle m'embrassa avec effusion et me glissa dans l'oreille:
--N'est-ce pas que je suis heureuse d'avoir un _ami_ comme dom
Pedro?...
Je n'eus pas le temps de répondre, Jules s'approchait. Je lui tendis la
main et sautai dans la voiture... Toute la journée, ce mot «ami» résonna
à mon oreille; j'aurais voulu l'en arracher, et pourtant, malgré moi, il me
faisait sourire!
V
Je me demande pourquoi j'écris ces lignes? Louise était mon amie, et
c'est peut-être la trahir? Mais non, car ceci est l'histoire d'une vie bien
souvent vécue. Combien, hélas! qui me liront, croiront se reconnaître?
Aucune particularité ne soulève le voile dont
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 17
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.