Pauvre petite! | Page 5

Paul Bourget
à cause du froid extérieur,--on était en
novembre,--laissaient apercevoir, malgré le crépuscule naissant, des
arbres séculaires formant un majestueux arceau, qui se perdait au loin
dans la brume. C'est par cette avenue qu'on arrivait; aussi, quand ma
voiture tourna à l'angle du château pour approcher du perron, eus-je le
temps d'apercevoir bon nombre de figures souriantes me souhaitant la
bienvenue.

J'entrai, et me débarrassant de mes fourrures, je répondis aux bonjours
et aux poignées de main; Louise m'avait embrassée, et je lui trouvai
non seulement bonne mine, mais l'air radieux:
--Quelle joie de me retrouver ici, dis-je enfin!
--Ce n'est pas malheureux, il y a assez longtemps qu'on te désire,
répondit gentiment Louise; Jules surtout, il ne savait quelle chambre te
donner, pour que tu fusses bien. (Jules était son mari.)
--Merci, mon cher Jules, je n'ai pas besoin d'être si gâtée, pour aimer à
venir chez vous!
Après avoir ainsi échangé quelques phrases banales avec mes amis, je
voulus me retirer dans cette fameuse chambre afin de m'habiller pour le
souper. Comme j'en exprimais le désir à Louise, je remarquai chez elle
une vague inquiétude; depuis quelque temps, elle regardait avec
acharnement la grande fenêtre qui donnait sur l'avenue, quand, tout à
coup, elle s'écria:
--Ah! le voilà!
On se précipita pour voir le nouvel arrivant, pendant que Louise me
montrait mon appartement.
--Ah! quel bonheur, soupira-t-elle, je commençais à m'inquiéter.
Regarde comme je suis contente! Tu ne vois donc pas combien je suis
heureuse? Tu ne devines donc pas qui j'attends?
Je la regardais sans répondre.
--Ne fais pas l'étonnée comme çà, Jeanne, je me sauve car la voiture
que j'ai aperçue au loin n'est autre que celle de dom Pedro; il doit être
arrivé maintenant, et... songe donc, il y a un mois que je ne l'ai vu!
... Je ne voulus pourtant pas croire encore, mais j'eus peur!
Ce soir-là, c'était jour de comédie; Louise ne jouait pas, mais Mathilde
avait un rôle important, ce qui me surprit, car, ne l'aimant pas, je

n'admettais, en elle, ni esprit, ni intelligence. Le souper fut gai, les
acteurs mangeaient à part, sous prétexte de pouvoir sortir de table avant
nous pour aller revêtir leurs costumes afin de ne pas faire attendre pour
commencer la représentation.
La comédie m'intéressa peu, j'étais suffoquée par l'arrivée de dom
Pedro, que je comptais bien ne jamais trouver à V...
Matt avait un rôle de souveraine; sa traîne en velours rouge, sa fraise en
broderie d'or, et ses cheveux, si noirs, relevés hardiment sur son front,
lui donnaient un air imposant, que je ne lui soupçonnais pas; et je la
trouvai belle!
Dom Pedro ne la quittait pas des yeux; elle ne laissait pas de s'en
apercevoir, et sa physionomie trahissait une satisfaction qui se devinait
dans son maintien.
Elle joua médiocrement, mais dom Pedro l'accabla de compliments si
exagérés, que j'en fus tout étonnée.
Puis, après un ou deux tours de valse, on eut la liberté de se retirer. J'en
profitai aussitôt, très fatiguée de mon voyage et bien aise aussi de me
sentir un peu seule avec mes réflexions.
À peine commençais-je à me remémorer cette première soirée que
Louise entrait souriante dans ma chambre; ses beaux cheveux blonds
tombaient à leur gré sur ses épaules; un frais peignoir laissait deviner
les contours de sa taille svelte et gracieuse; mais ses yeux projetaient
véritablement des flammes.
--Qu'as-tu, ma chérie? lui dis-je presque effrayée.
--Oh! rien; je veux te voir seule, un peu à mon aise, te dire que je suis
bien heureuse de te sentir enfin sous mon toit?
Son sourire était forcé, et les mots semblaient sortir difficilement de ses
lèvres.

--Je te dérange? reprit-elle.
--Du tout, Louise (et pourtant je tombais de sommeil), du tout ma chère
amie; seulement ce n'est pas dans tes habitudes de me faire une visite à
cette heure-là.
--C'est pour te voir un peu à mon aise, je te l'ai dit.
--Alors tu as quelque chose de particulier à me dire?... à me confier?...
--Moi? Mais... mais non!
--Il n'est pas possible que tu viennes à cette heure-ci pour... rien?
--Tu es gentille! Si je te gêne, je vais m'en aller.
Mais elle restait. Je me mis à l'observer; ses lèvres tremblaient, et son
regard se perdait dans le vide.
--Qu'as-tu donc, Louise?
--Je ne sais pas! murmura-t-elle.
--Es-tu malade? allons, parle!
Elle me fit signe que non.
--Et ton mari, ajoutai-je mystérieusement, que va-t-il dire?
--Oh! rien du tout; d'ailleurs, que lui importe?
--Comment?
--Tu sais bien qu'il me hait!
Je tressaillis à cette réponse imprévue et brutale:
--Il ne t'aime pas? Jules ne t'aime pas? insistai-je.

--Non. Oh! si tu savais ce que je souffre!
--Tu souffres, Louise? et c'est par Jules? moi qui le croyais si bon, me
suis-je trompée à ce point!
--Oh! si
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