de lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme
la réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait
ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si
pure détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier
abord, y avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce
mot errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation;
mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait tout
supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement
monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui
aussi bien qu'à nous-mêmes.
Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve s'affaiblissait
chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit d'elles-mêmes, une
modification d'idées s'opérait en sens inverse chez les deux bourgeoises.
La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes mondaines où son amie
s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être à son insu, des élans de
curiosité pour ce monde inconnu, plein de terreurs et de prestiges, où
ses principes lui défendaient de porter un seul regard. En voyant
Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce, ses manières tantôt nobles
comme celles d'une reine de théâtre, tantôt libres et enjouées comme
celles d'un enfant (car l'artiste aimée du public est comme un enfant à
qui l'univers sert de famille), elle sentait éclore en elle un sentiment à la
fois enivrant et douloureux, quelque chose qui tenait le milieu entre
l'admiration et la crainte, entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle,
elle était instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de
cette voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie
intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les vrais
artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de Pauline,
quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale, était une
femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où elle avait
vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et charmée,
malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son entourage
habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais rencontré.
Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même; mais il est
certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir de ses
préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille femme
commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice, qu'elle
l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des chevaux de
poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la pria de rester
jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa mère, retenue à
Paris par une indisposition de sa seconde fille, n'avait pu partir avec
elle. Les engagements de Laurence avec le théâtre d'Orléans l'avaient
forcée de les y devancer; mais elle leur avait donné rendez-vous à Lyon,
et Laurence voulait y arriver en même temps qu'elles, sachant bien que
sa mère et sa soeur, après quinze jours de séparation (la première de
leur vie), l'attendraient impatiemment. Cependant l'aveugle insista
tellement, et Pauline, à l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais
sans doute, de son amie, versa des larmes si sincères, que Laurence
céda, écrivit à sa mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour
son arrivée à Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain
soir. L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à
vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la
mère de Laurence.
-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu plier
la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien excellente personne,
spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie! car enfin, ma pauvre
enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du malheur que tu as eu de
monter sur les planches. Elle pouvait s'y opposer, et elle ne l'a pas fait!
Je lui ai écrit trois lettres à cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues!
Ah! si elle m'eût écoutée, tu n'en serais pas là!...
-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec
une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire l'une
pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma bonne mère
rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus heureuse que moi,
s'il est possible, de devoir son bien-être à mon travail et à ma
persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne madame D..., et,
quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime autant que Pauline
vous aime.
-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais enfin
comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que ta
mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé ses
aises
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