et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y songez ni
l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que tu ne seras pas
toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras pénitence.
Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route de
Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers, route de
Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait lieu, depuis
quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel hasard, par quel
prodige, cette dame de la chaise de poste, après être arrivée là sans le
vouloir, se décidait-elle à y rester toute la journée? Et que faisait-elle,
bon Dieu! chez les dames D...? Comment pouvait-elle les connaître? Et
que pouvaient-elles avoir à se dire depuis si longtemps qu'elles étaient
enfermées ensemble? Le secrétaire de la mairie, qui faisait sa partie de
billard au café situé justement en face de la maison des dames D..., vit
ou crut voir passer et repasser derrière les vitres de cette maison la
dame étrangère, vêtue singulièrement, disait-il, et même
magnifiquement. La toilette de voyage de Laurence était pourtant d'une
simplicité de bon goût; mais la femme de Paris, et la femme artiste
surtout, donne aux moindres atours un prestige éblouissant pour la
province. Toutes les dames des maisons voisines se collèrent à leurs
croisées, les entr'ouvrirent même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins,
dans l'espérance de découvrir ce qui se passait chez la voisine. On
appela la servante comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne
savait rien, elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en
question était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait
avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait
ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne,
soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des deux. Le
secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau de panthère,
et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la duchesse de
Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être légitimiste au
fond du coeur, car elle était dévote. Le maire, assassiné de questions
par les dames de sa famille, trouva un expédient merveilleux pour
satisfaire leur curiosité et la sienne propre. Il ordonna au maître de
poste de ne délivrer de chevaux à l'étrangère que sur le vu de son
passe-port. L'étrangère, se ravisant et remettant son départ au
lendemain, fit répondre par son domestique qu'elle montrerait son
passe-port au moment où elle redemanderait des chevaux. Le
domestique, fin matois, véritable Frontin de comédie, s'amusa de la
curiosité des citadins de Saint-Front, et leur fit à chacun un conte
différent. Mille versions circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les
esprits furent très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du
roi intima à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux
de l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.
-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et un
coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme
pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je
ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche qui
aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer son
embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous voulez
que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique. La mairesse
tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il fut décidé que M.
le maire irait en personne, avec toute la politesse possible, et s'excusant
sur la nécessité d'obéir à des ordres supérieurs, demander à l'inconnue
son passeport.
Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs
étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette
démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et blessée;
Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle l'appela par son
nom, lui demanda des nouvelles de toutes les personnes de sa famille et
de son intimité, lui nommant avec une merveilleuse mémoire jusqu'au
plus petit de ses enfants, l'intrigua pendant un quart d'heure, et finit par
s'en faire reconnaître. Elle fut si aimable et si jolie dans ce badinage,
que le bon maire en tomba amoureux comme un fou, voulut lui baiser
la main, et ne se retira que lorsque madame D... et Pauline lui eurent
promis de le faire dîner chez elles ce même jour avec la belle actrice de
la capitale. Le dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des
impressions tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle
du sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant
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