Pauline | Page 7

George Sand
garda quelques instants le silence sans quitter la
main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont la
fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à Pauline.
-- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa mémoire; et
d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il est impossible
qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine Pauline eut-elle
prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main de Laurence avec
un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur, dit de sa voix sèche
et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui joue la comédie!_ Que
vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la recevoir, Pauline!
-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et en
pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce qu'elle
éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je m'attendais à
cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur et la dignité
l'étonnèrent et la troublèrent un peu.
-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire à sa
fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement, laissez-moi
le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et comme cela, au
réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais pas vous faire de
chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous appelle-t-on
maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec calme. -- Et
elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne Pauline en
l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble coeur...
-- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait changer de
propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni à réparer sa
dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline; j'oublie, moi, que les
autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient en moi quelque chose
d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet... C'est bien, et

maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et offres-en aussi à...
cette dame.
Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit par
un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante d'indienne
brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet blanc surmonté
d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du visage, se fut assise
vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit peu à peu. L'âge, l'ennui
et les infirmités l'avaient amenée à ce degré d'égoïsme qui fait tout
sacrifier, même les préjugés les plus enracinés, aux besoins du bien-être.
L'aveugle vivait dans une telle dépendance de sa fille, qu'une
contrariété, une distraction de celle-ci pouvait apporter le trouble dans
cette suite d'innombrables petites attentions dont la moindre était
nécessaire pour lui rendre la vie tolérable. Quand l'aveugle était
commodément couchée, et qu'elle ne craignait plus aucun danger,
aucune privation pour quelques heures, elle se donnait le cruel
soulagement de blesser par des paroles aigres et des murmures injustes
les gens dont elle n'avait plus besoin; mais, aux heures de sa
dépendance, elle savait fort bien se contenir, et enchaîner leur zèle par
des manières plus affables. Laurence eut le loisir de faire cette
remarque dans le courant de la journée. Elle en fit encore une autre qui
l'attrista davantage: c'est que la mère avait une peur réelle de sa fille.
On eût dit qu'à travers cet admirable sacrifice de tous les instants,
Pauline laissait percer malgré elle un muet mais éternel reproche, que
sa mère comprenait fort bien et redoutait affreusement. Il semblait que
ces deux femmes craignissent de s'éclairer mutuellement sur la
lassitude qu'elles éprouvaient d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un
être moribond et un être vivant: l'un effrayé des mouvements de celui
qui pouvait à chaque instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre
épouvanté de cette tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un
cadavre.
Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble, se
dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette souffrance
invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne faisait qu'ajouter
à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit que l'effroi et l'ennui
la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage passa sur ses yeux et un
frisson dans ses veines. Vers le soir, elle était accablée de fatigue,
quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la journée. Déjà l'horreur de la vie

réelle se montrait derrière cette poésie, dont au premier moment elle
avait, de ses yeux d'artiste, enveloppé la sainte existence de Pauline.
Elle eût voulu pouvoir persister dans son illusion, la croire heureuse et
rayonnante dans son martyre comme une vierge catholique des anciens
jours, voir la mère heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer
qu'à la joie d'être aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque
ce sombre tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des
anges
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