Pauline | Page 6

George Sand
pas ce mot! Te mépriser! Quelle insulte tu m'as faite là!
Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû prévoir que tu concevrais des
doutes sur mon affection, j'aurais dû t'expliquer mes motifs... Hélas!
c'était bien difficile à te faire comprendre! Tu m'aurais accusée de
faiblesse, quand, au contraire, il me fallait tant de force pour renoncer à
t'écrire, à te suivre dans ce monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a
été si souvent te chercher! Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne
pouvais pas me décider à t'avouer les petitesses de son caractère et les
préjugés de son esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les
raconter. Quand on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute
démarche difficile devient impossible. On s'observe, on se craint
soi-même, et l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent
que te voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon
abandon. Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence
est si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu
dois avoir à me raconter!
Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit fut
même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le
transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la situation.
Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une position
médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide. Elle avait
quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère, il lui fallut
quitter Paris et se retirer en province avec sa mère. Elle vint habiter
Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en qualité de
sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où elle contracta
une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline, âgée de quinze

ans comme elle.
Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais quelle
douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation des filles d'un
banquier.
Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa
vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances
et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de
mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier.
Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par toutes
les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou méconnu;
enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie pénible que l'artiste
est forcé de créer lui-même, elle devint une belle et intelligente actrice.
Succès, richesse, hommages, renommée, tout lui vint ensemble et tout à
coup. Désormais elle jouissait d'une position brillante et d'une
considération justifiée aux yeux des gens d'esprit par un noble talent et
un caractère élevé. Ses erreurs, ses passions, ses douleurs de femme,
ses déceptions et ses repentirs, elle ne les raconta point à Pauline. Il
était encore trop tôt: Pauline n'eût pas compris.

II.
Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait
toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et
cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu dans
le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se représenter la
vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles s'applaudissent en
secret d'avoir évités. C'est une consolation intérieure qu'il leur faut
laisser, car l'amour-propre y trouve bien un peu son compte, et la vertu
seule ne suffit pas toujours à dédommager des longs ennuis de la
solitude.
-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit,
appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum
d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue
de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas voir,
et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.
-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay.
-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit Pauline
en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère. -- Que cette

main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant ses doigts noueux
sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame Ducornay, certainement.
Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi qu'elles fassent, à la patte on
reconnaît toujours le lièvre. Pourtant je connais cette main-là. Mais
c'est quelqu'un que je n'ai pas vu depuis longtemps. Ne saurait-elle
parler? -- Ma voix a changé comme ma main, répondit Laurence, dont
l'organe clair et frais avait pris, dans les études théâtrales, un timbre
plus grave et plus sonore.
-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la
reconnais pas. Elle
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