Pauline | Page 5

George Sand
respect bien plus que de pitié.
Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa
présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du coeur,
celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement sans dire
un mot et sans changer de visage.
-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié la
figure de Laurence?
Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un siège.
Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient.
-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence.
-- Oh! que dis-tu là! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais je
n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que les
personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges idées.
Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se logent
dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma mère
appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas folle; mais
je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans mon
isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup au
milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant cette porte,
debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant d'un air indécis.
J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger, pour que
l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand je t'ai
entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est venue me
frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi vraiment!
dis-moi bien que c'est toi!
Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui

l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de
son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant.
-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je rougissais
de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime, moi qui
savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était possible à
une âme comme la tienne de s'égarer!
Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un soupir,
et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération.
-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte les
opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je vois. Une
seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de regret: c'est ma
mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela; mais elle cherche à
t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi l'anathème avec douleur. Son
esprit, n'est pas éclairé, tu le sais; mais son coeur est bon, pauvre
femme!
-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence.
-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle est
aveugle.
-- Aveugle! ah! mon Dieu!
Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse
existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression d'une
compassion profonde et pourtant comprimée par le respect. Pauline la
comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui dit avec une
naïveté touchante:
-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli me
marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois,
comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si j'avais
été mariée, qui sait si je l'aurais pu?
Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.
-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses pleurs, que
tu aurais été distraite par mille autres soins également sacrés, et qu'elle
eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est.
-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec
assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre
voisine.
Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme aveugle
étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune et luisante.

Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument l'aspect d'un
cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur involontaire. Pauline
s'approcha de sa mère, pencha doucement son visage vers ce visage
affreux, et lui demanda bien bas si elle dormait. L'aveugle ne répondit
rien, et se tourna vers la ruelle du lit. Pauline arrangea ses couvertures
avec soin sur ses membres étiques, referma doucement le rideau, et
reconduisit son amie dans le salon.
-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous
avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un
moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être suffira-t-il de
lui dire que tu es là! Mais, dis-moi, Laurence, tu as pu croire que je te...
Oh! je ne dirai
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