Pauline | Page 4

George Sand

sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là, j'ai dormi sous
ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces rues impraticables! et
Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu de tout cela, elle qui
était si belle, si aimable, si instruite, elle qui aurait régné et brillé
comme moi sur un monde de luxe et d'éclat!
Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva sa
toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge et
souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et cette
hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle s'enfonça
dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle, marchant sur la
pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et faisant ouvrir de gros
yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui une figure nouvelle était
un grave événement.
La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort
ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le
froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition
romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le
moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et
chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la porte,
jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et rechignée qui vint
ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui tourna le dos après lui avoir
répondu sèchement: Elle y est.
La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en

montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe.
Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les plus
pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de son
passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait s'empêcher de
plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse verdâtre
qui se traînait sur les murs humides.
Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en
silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les hôtes
du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées, les
boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace dont le
cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au petit point par
quelque aïeule de la famille, et deux ou trois tableaux de dévotion
légués par l'oncle, curé de la ville, tout était précisément resté à la
même place et dans le même état de vétusté robuste depuis dix ans, dix
ans pendant lesquels l'étrangère avait vécu des siècles! Aussi tout ce
qu'elle voyait la frappait comme un rêve.
La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui n'était
pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la perspective, de
l'austérité et de la méditation, comme dans ces tableaux de Rembrandt
où l'on ne distingue, sur le clair-obscur, qu'une vieille figure de
philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse comme les murs, terne et
maladive comme le rayon habilement ménagé où elle nage. Une fenêtre
à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de pots de basilic et de
géranium, éclairait seule cette vaste pièce; mais une suave figure se
dessinait dans la lumière de l'embrasure, et semblait placée là, comme à
dessein, pour ressortir seule et par sa propre beauté dans le tableau:
c'était Pauline.
Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son
visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé Pauline
plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était grande et d'une
ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se briser en changeant
d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une petite collerette d'un blanc
scrupuleux et d'une égalité de plis vraiment monastique. Ses beaux
cheveux châtains étaient lissés sur ses tempes avec un soin affecté; elle
se livrait à un ouvrage classique, ennuyeux, odieux à toute organisation
pensante: elle faisait de très-petits points réguliers avec une aiguille
imperceptible sur un morceau de batiste dont elle comptait la trame fil

par fil. La vie de la grande moitié des femmes se consume, en France, à
cette solennelle occupation.
Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la clarté
de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline: ses traits
réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants, son front pur
et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate qui semblait
incapable de sourire. Elle était toujours admirablement belle et jolie!
mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on pouvait regarder
comme passée à l'état chronique. Dans le premier instant, son ancienne
amie fut tentée de la plaindre; mais, en admirant la sérénité profonde de
ce front mélancolique doucement penché sur son ouvrage, elle se sentit
pénétrée de
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