Pauline | Page 2

George Sand
par s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de vivre en paix avec lui, grace à ces perpétuelles concessions que, pour le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort.
La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur place.
?Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux, peut-être trois réverbères, et là-bas il n'y en avait pas un seul. Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu. C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction; mais qui me rendra ces souffrances d'une ame agitée par sa propre puissance? ? jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...? Puis, après ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si une voix intérieure lui e?t répondu qu'elle était heureuse encore; et elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure f?t écoulée.
La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et rejetait sa pale clarté vers les solives enfumées du plafond.
L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait.
Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna, jaillit, palit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout l'intérieur de l'atre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: --?Ah Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais?
à cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée.
--?Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit ces deux noms sur le mur?
--?Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms?
--?Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._! Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici?
--?Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention, et d'ailleurs je ne sais pas lire.
--?Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas Villiers, la première poste après L...?
--?Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris, h?tel du _Lion couronné_.
--?Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup.
La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune femme l'arrêtant:
--?Oh! par grace, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi!
--?Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense, répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci, toutes les voitures de poste vont à Paris.
--?Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon.
--?Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon, et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci...
--?à Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur. Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...?
--?Je n'y connais personne, Madame,
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