Pauline | Page 3

George Sand
répondit la fille; je ne suis dans ce pays que depuis huit jours.
--?Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée? est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc!
La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le gar?on d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait toujours la ville. Aussit?t l'étrangère ordonna qu'on m?t sa voiture sous la remise et qu'on lui préparat une chambre.
Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique h?tellerie e?t subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur per?aient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un dais de verre filé.
--?Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation! Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là? l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux! Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! --?Je vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de bonheur dans sa triste vie! --?Si elle me repoussait pourtant! Si elle était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident, ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris? Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... à présent que je me sens si près d'elle, à présent que je suis s?re de la retrouver dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir de la voir. Oh! je la verrai, d?t-elle me repousser! Si elle le fait, que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle qui se sera parjurée!
Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la voyageuse, quoique tout lui semblat horriblement laid et pauvre.
--?Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là, j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat!
Aussit?t que l'horloge de la ville eut
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