Paula Monti, Tome II | Page 8

Eugène Süe
à Arnold--qu'elle a plus de bon sens que nous.
--Je le crois, seigneur Michel-Ange; madame Berthe sait bien que quand on l'écoute on ne songe guère à parler.
--Oh! monsieur Arnold, je ne suis pas dupe de vos flatteries.
--Pour le lui prouver, mon enfant, commence l'ouverture de Fidelio: tu sais que c'est mon morceau de prédilection depuis que notre ami m'en a fait comprendre les beautés.
Berthe commen?a de jouer cette oeuvre avec amour; la présence d'Arnold semblait donner une nouvelle puissance au talent de la jeune femme.
Au bout de quelques minutes, M. de Hansfeld parut complètement absorbé dans une profonde et douloureuse méditation; quoiqu'il e?t plusieurs fois entendu Berthe jouer ce morceau, jamais les tristes souvenirs qu'il éveillait en lui n'avaient été plus péniblement excités.
Berthe, qui de temps en temps cherchait le regard d'Arnold, fut effrayée de sa paleur croissante, et s'écria:
--Monsieur Arnold... qu'avez-vous? mon Dieu!... comme vous êtes pale!
--Votre main est glacée, mon ami--dit Pierre Raimond, qui était assis à c?té de M. de Hansfeld.
--Je n'ai rien... rien--répondit celui-ci;--je suis d'une faiblesse ridicule.... Certains airs sont pour moi... de véritables dates... et plusieurs motifs de Fidelio... se rattachent à un passé bien triste....
--J'avais pourtant déjà joué ce morceau--dit Berthe en quittant le piano et en venant s'asseoir à c?té de son père.
--Sans doute.... J'étais alors tout au plaisir d'entendre votre exécution. Mais à cette heure, je ne sais pourquoi.... Oh! pardon... pardon de ne pouvoir vaincre mon émotion....
Et M. de Hansfeld cacha son visage entre ses mains.
Berthe et le vieillard se regardèrent tristement, partageant le chagrin de leur ami sans le comprendre.
Après quelques moments de silence, Arnold releva la tête. Il est impossible de rendre l'expression de tristesse navrante dont son pale et doux visage était empreint. Une larme vint aux yeux de Berthe; par un mouvement d'ingénuité charmante, elle prit la main de son père pour l'essuyer.
--Vous souffrez--dit le vieillard à Arnold.--Que notre amitié n'est-elle plus ancienne! vous pourriez peut-être apaiser vos chagrins en les épanchant....
--Oh! bien souvent j'y ai pensé... mais la honte m'a retenu--dit Arnold avec une sorte d'accablement.
--La honte! s'écria Raimond avec surprise.
--Ne vous méprenez pas sur ce mot... mon ami--dit Arnold;--Dieu merci! je n'ai rien fait dont j'aie à rougir.... Seulement, j'ai honte de ma faiblesse... j'ai honte d'être encore si sensible à des souvenirs qui devraient être aussi méprisés qu'oubliés.
--Ne craignez rien; nous vous comprendrons... nous vous plaindrons. Ma pauvre enfant a souvent aussi bien pleuré ici à propos de souvenirs qui, comme les v?tres, devraient être aussi méprisés qu'oubliés.
--Mon père!
--Tenez.... Arnold--dit le graveur--si je désire votre confiance, c'est que nous aussi nous aurions peut-être de tristes aveux à vous faire....
--Vous aussi, vous avez été malheureux?--dit Arnold.
--Bien malheureux--répondit le vieillard;--mais, Dieu merci! ces mauvais jours sont, je crois, passés. Il me semble que vous nous avez porté bonheur. Non seulement vous m'avez sauvé la vie, mais, cette vie, vous me l'avez rendue charmante. Oui, depuis bien longtemps je n'avais rencontré personne dont l'esprit e?t autant de rapports avec le mien. Je ne sais quelle est l'influence de votre heureuse étoile; mais, depuis que nous vous connaissons, ma pauvre Berthe elle-même est moins triste... ses chagrins domestiques semblent adoucis.... Vous avez enfin été pour nous l'heureux augure d'une vie douce et calme.
--Oh! ce que vous dit mon père est bien vrai, monsieur Arnold--dit Berthe.--Si vous saviez combien il vous aime! et lorsque je suis seule avec lui en quels termes il parle de vous!
--C'est vrai--dit le vieillard.--Si vous nous entendiez, vous verriez que vous n'avez pas d'amis plus sincères.... Berthe vous est si reconnaissante de ce que vous m'avez sauvé la vie, qu'après moi vous êtes ce qu'elle aime le plus au monde.
--Oh! oui... pauvre père--dit Berthe en embrassant le vieillard.
M. de Hansfeld écoutait Pierre Raimond avec une vénération profonde. Ce langage franc et loyal était aussi nouveau que flatteur pour lui. Ne fallait-il pas qu'il inspirat une bien noble confiance à Pierre Raimond pour que celui-ci ne craign?t pas de lui parler ainsi devant sa fille!
Berthe elle-même, loin de se montrer confuse, embarrassée, semblait confirmer ce que disait son père; son front rayonnait de candeur et de sérénité.
En présence de cette noble franchise, M. de Hansfeld rougit de sa dissimulation; il fut sur le point d'apprendre à Pierre Raimond son véritable nom; mais il redouta l'indignation que cet aveu tardif exciterait peut-être chez le vieux graveur, dont il connaissait d'ailleurs les préventions anti-aristocratiques; il trouva donc une sorte de mezzo termine dans la demi-confidence qu'il fit à Berthe et à son père.
Après quelques moments de silence, il dit à Pierre Raimond:
--Vous avez raison, mon ami... vous m'avez donné l'exemple de la confiance... je vous imiterai.... Peut-être vous inspirerai-je un peu d'intérêt par quelques rapports entre ma position et celle de votre fille... car vous m'avez dit que son mariage n'était pas heureux... et c'est aussi
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