Paula Monti, Tome II | Page 9

Eugène Süe
à mon mariage que j'ai d? d'atroces chagrins.
--Vous êtes marié?... si jeune--dit Raimond avec étonnement.
--Depuis deux ans.
--Et votre femme...--dit Berthe.
--Elle est en Allemagne--répondit M. de Hansfeld après un moment d'hésitation.
--Et quelques passages de l'ouverture de Fidelio que jouait Berthe vous ont sans doute rappelé de douloureux souvenirs?
--Hélas! oui. Lorsque j'ai connu la femme que j'ai épousée, j'étais dans tout le feu de ma première admiration pour cet opéra de Beethoven.... J'ai toujours eu l'habitude d'attacher mes pensées du moment à certains passages de la musique que j'aime... pensées qui, pour moi, deviennent pour ainsi dire les paroles des airs que j'affectionne le plus; eh bien! l'opéra de Fidelio me rappelle ainsi toutes les phases d'un amour malheureux.
--Ah! maintenant je comprends votre émotion--dit Berthe en secouant la tête avec tristesse.
--Voyons, mon ami--dit cordialement Pierre Raimond--jamais vous ne parlerez à des coeurs plus sympathiques.
Et M. de Hansfeld raconta ainsi qu'il suit l'histoire de son mariage avec Paula Monti; histoire vraie en tous points, sauf la substitution du nom d'Arnold Schneider à celui de Hansfeld.
* * * * *

CHAPITRE V.
RéCIT.
--Orphelin presque en naissant--dit le prince--j'ai été élevé par un vieux serviteur de ma famille. Nous habitions un village retiré, nous y vivions dans une complète solitude. Le pasteur était peintre et musicien; il reconnut en moi quelques dispositions pour ces arts auxquels je consacrais tout mon temps.
Ces premières années de ma vie furent paisibles et heureuses. J'aimais le vieux Frantz comme un père; il avait pour moi les soins les plus tendres; il me reprochait seulement de fuir les exercices violents, de ne sortir de mon cabinet d'études que pour quelques rares promenades dans nos belles montagnes. Je n'avais aucun des go?ts de mon age; j'étais sérieux, taciturne, mélancolique; la musique me causait des ravissements presque extatiques, auxquels je m'abandonnais avec délices.... A dix-huit ans j'entrepris avec mon vieux serviteur un voyage en Italie. Pendant deux ans j'étudiai les chefs-d'oeuvre des grands ma?tres dans les différentes villes où je m'arrêtai, voyant peu de monde et me trouvant heureux de ma vie indolente, rêveuse et contemplative.... J'arrivai à Venise; mon culte pour les arts avait jusqu'alors rempli ma vie, l'admiration passionnée qu'ils m'inspiraient suffisait à occuper mon coeur.... A Venise, le hasard me fit rencontrer une femme dont l'influence devait m'être funeste. Cette femme, que j'ai épousée, se nommait Paula Monti....
--Elle était belle?--demanda Berthe.
--Très belle... mais d'une beauté sombre.... étrange contraste! j'ai toujours été faible et timide, je me suis épris d'une femme au caractère énergique et viril.... C'était mon premier amour.... Sans doute j'obéis plus à l'instinct, au besoin d'aimer, qu'à un sentiment réfléchi, et je devins passionnément amoureux de Paula Monti; elle accueillit mes soins avec indifférence; je ne me rebutai pas; elle me semblait très malheureuse. J'eus quelque espoir, je redoublai d'assiduités, et je demandai formellement sa main à sa tante. J'étais riche alors, ce mariage lui parut inespéré; elle y consentit. J'eus avec Paula une entrevue décisive.... Je dois le dire, elle m'avoua qu'elle avait ardemment aimé un homme qui devait être son mari; et quoique cet homme f?t mort, son souvenir vivait encore si présent et si cher à sa pensée, qu'il l'absorbait tout entière, et que mon amour lui était indifférent. Cet aveu me fit mal; mais je vis dans la franchise de Paula une garantie pour l'avenir; je ne désespérai pas de vaincre, à force de soins, la froideur qu'elle me témoignait.... Elle ne me cacha pas que, sans l'incessante influence d'un passé qu'elle regrettait amèrement, elle aurait peut-être pu m'aimer.
Alors je me laissai bercer des plus folles espérances; ma passion était vraie.... Paula Monti en fut touchée; mais sa délicatesse s'effrayait encore de la disproportion de nos fortunes. La perte d'un procès venait de complètement ruiner sa famille. Je surmontai ses scrupules; elle me promit sa main... mais en me répétant encore qu'elle ne pouvait m'offrir qu'une affection presque fraternelle.
Cependant cette froide union fut pour moi un bonheur immense. D'abord mes espérances s'accrurent, à part quelques moments de profonde tristesse, le caractère de Paula était mélancolique, mais égal, quelquefois même affectueux. Déjà j'entrevoyais un avenir plus heureux, lorsqu'un jour.... Oh! non, non, jamais... je n'aurai la force de continuer--reprit le prince en cachant sa figure entre ses mains.
Berthe et son père se regardèrent en silence, n'osant pas demander à Arnold la suite d'un récit qui lui semblait si pénible. Pourtant il poursuivit:
--Pourquoi cacherais-je ses crimes? Mon indulgence n'a-t-elle pas été une faiblesse coupable? Je dois en porter la peine. Nous étions allés passer l'été à Trieste. Depuis plusieurs jours, Paula se montrait d'une humeur sombre, irritable; je la voyais à peine. Lors de ces accès de noire tristesse, elle ne voulait auprès d'elle qu'une jeune bohémienne qu'elle avait recueillie par charité. Cette pauvre enfant était, par reconnaissance, tendrement dévouée à ma femme.
Pour l'intelligence du récit qui
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