Paula Monti, Tome II | Page 7

Eugène Süe
Hansfeld avait signifié à sa femme qu'elle devait quitter Paris dans trois jours.
* * * * *

CHAPITRE IV.
INTIMITé.
Un bon feu pétillait dans l'atre, au dehors la neige tombait et la bise faisait rage; Pierre Raimond était assis d'un c?té de la cheminée, Arnold de l'autre; depuis que le prince était amoureux, ses traits reprenaient une apparence de force et de santé, quoique son visage f?t toujours un peu pale.
Une grande discussion s'était élevée entre Pierre Raimond et Arnold, car pour compléter le charme de leur intimité ils différaient de manière de voir sur quelques questions artistiques, entre autres sur la fa?on de juger Michel-Ange.
Arnold, tout en rendant un juste hommage à l'immense génie du vieux tailleur de marbre, ne ressentait pour ses productions aucune sympathie, quoiqu'il compr?t l'admiration qu'elles inspiraient; le go?t délicat et pur d'Arnold, surtout épris de la beauté dans l'art, s'effrayait des sombres et terribles écarts du fougueux Buonarotti, et leur préférait de beaucoup la grace divine de Rapha?l.
Pierre Raimond défendait son vieux sculpteur avec énergie, et il se passionnait autant pour la fière indépendance du caractère de Michel-Ange que pour la gigantesque puissance de son talent.
--Votre tendre Rapha?l avait l'ame amollie d'un courtisan--disait le vieillard à Arnold--tandis que le rude créateur du Mo?se et de la chapelle Sixtine avait l'ame républicaine; et il devait menacer, comme il l'en a menacé, le pape Jules de le jeter en bas de son échafaudage s'il lui manquait de respect.
M. de Hansfeld ne put s'empêcher de sourire de l'exaltation de Pierre Raimond, et répondit:
--Je ne nie pas l'énergie un peu farouche de Michel-Ange; il était, malheureusement, d'un caractère morose, fier, taciturne, ombrageux, altier et difficile.
--Malheureusement!... Qu'entendez-vous par ce mot... malheureusement?
--J'entends qu'il était malheureux, pour les sincères admirateurs de ce grand homme, de ne pouvoir nouer avec lui des relations agréables et douces.
--Je l'espère bien.... Est-ce que vous le prenez pour un Rapha?l, pour un homme banal comme votre héros? Car--ajouta le graveur avec un accent de dédain--il n'y avait personne au monde d'un caractère plus facile, plus insinuant, plus aimable que votre Rapha?l.
--Vous reconnaissez au moins ses qualités....
--Ses qualités!!! c'est justement à cause de ces qualités insupportables que je le déteste comme homme... quoique je le vénère comme artiste.
--Et moi, mon cher monsieur Raimond, c'est justement à cause des défauts du caractère diabolique de Michel-Ange qu'il m'est antipathique, comme homme, quoique je m'incline devant son génie.
--Votre admiration n'est pas naturelle; elle est forcée... elle est exagérée--s'écria le graveur.
--Comment!--dit Arnold stupéfait--vous détestez Rapha?l à cause de ses qualités.... Moi, je n'aime pas Michel-Ange à cause de ses défauts... et vous m'accusez d'exagération?
--Certainement... on n'est grand homme, on n'est Michel-Ange qu'à certaines conditions. J'admire dans le lion jusqu'à ses instincts sauvages et féroces; il n'est lion qu'à condition d'être sauvage et féroce, il ne peut avoir les vertus d'un mouton comme votre Rapha?l.
--Mais au moins permettez-moi d'aimer dans Rapha?l ces vertus de mouton, qui sont, si vous le voulez, les conséquences de sa nature, de son talent....
--A votre aise: admirez, si vous trouvez qu'un tel caractère mérite l'admiration.... Quant à moi, physiquement parlant, je ne mets pas seulement en balance la fade figure du beau, du céleste Rapha?l, tout couvert de velours et de broderies, avec le male visage de mon vieux Buonarotti, sombre, farouche, halé par le soleil, et vêtu d'une souquenille à moitié cachée par son tablier de cuir de tailleur de pierre! Allons donc! est-ce que ces deux natures peuvent se comparer seulement? Ah! ah! ah!... quel plaisant contraste!... Je vois d'ici... le divin Rapha?l....
--Le divin Rapha?l aurait fléchi le genou et respectueusement baisé la puissante main du vieux Michel-Ange, son ma?tre et son a?eul dans l'art--dit doucement Arnold en tendant la main à Pierre Raimond.
--Vous avez raison--reprit celui-ci en répondant avec effusion au témoignage de cordialité de M. de Hansfeld.--Je suis un vieux fou... aussi emporté qu'à vingt ans....
A ce moment Berthe entra.
Il e?t été difficile de peindre la ravissante expression de sa physionomie en voyant son père et Arnold se serrer ainsi la main. Ses yeux se remplirent de larmes de bonheur.
--Viens à mon secours, enfant--dit Pierre Raimond.--Je suis battu... ma folle barbe grise est obligée de s'incliner devant cette vénérable moustache blonde.... Il reste calme comme la raison, et je m'emporte... comme si j'avais tort....
--Et le sujet de cette grave discussion?--dit Berthe en souriant et en regardant alternativement Arnold et son père.
--Michel-Ange...--dit Pierre Raimond.
--Rapha?l...--dit Arnold.
--Comment, monsieur Arnold, vous ne pouvez pas céder à mon père?
--Je voudrais bien voir qu'il me cédat sans discussion!... Je ne veux pas qu'il cède... mais qu'il soit convaincu....
--Quant à cela, monsieur Raimond... j'en doute... les convictions ne s'imposent pas, et Rapha?l....
--Mais Michel-Ange....
--Allons--dit Berthe--pour vous mettre d'accord, je vais jouer l'air de Fidelio, que M. Arnold aime tant... qu'il vous l'a aussi fait aimer, mon père.
--Avouez, don Rapha?l--dit en riant le vieillard
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