Paula Monti, Tome II | Page 8

Eugène Süe

--Vous avez raison--reprit celui-ci en répondant avec effusion au
témoignage de cordialité de M. de Hansfeld.--Je suis un vieux fou...
aussi emporté qu'à vingt ans....
A ce moment Berthe entra.
Il eût été difficile de peindre la ravissante expression de sa physionomie
en voyant son père et Arnold se serrer ainsi la main. Ses yeux se
remplirent de larmes de bonheur.
--Viens à mon secours, enfant--dit Pierre Raimond.--Je suis battu... ma
folle barbe grise est obligée de s'incliner devant cette vénérable
moustache blonde.... Il reste calme comme la raison, et je m'emporte...
comme si j'avais tort....
--Et le sujet de cette grave discussion?--dit Berthe en souriant et en
regardant alternativement Arnold et son père.
--Michel-Ange...--dit Pierre Raimond.
--Raphaël...--dit Arnold.
--Comment, monsieur Arnold, vous ne pouvez pas céder à mon père?
--Je voudrais bien voir qu'il me cédât sans discussion!... Je ne veux pas
qu'il cède... mais qu'il soit convaincu....
--Quant à cela, monsieur Raimond... j'en doute... les convictions ne
s'imposent pas, et Raphaël....

--Mais Michel-Ange....
--Allons--dit Berthe--pour vous mettre d'accord, je vais jouer l'air de
Fidelio, que M. Arnold aime tant... qu'il vous l'a aussi fait aimer, mon
père.
--Avouez, don Raphaël--dit en riant le vieillard à Arnold--qu'elle a plus
de bon sens que nous.
--Je le crois, seigneur Michel-Ange; madame Berthe sait bien que
quand on l'écoute on ne songe guère à parler.
--Oh! monsieur Arnold, je ne suis pas dupe de vos flatteries.
--Pour le lui prouver, mon enfant, commence l'ouverture de Fidelio: tu
sais que c'est mon morceau de prédilection depuis que notre ami m'en a
fait comprendre les beautés.
Berthe commença de jouer cette oeuvre avec amour; la présence
d'Arnold semblait donner une nouvelle puissance au talent de la jeune
femme.
Au bout de quelques minutes, M. de Hansfeld parut complètement
absorbé dans une profonde et douloureuse méditation; quoiqu'il eût
plusieurs fois entendu Berthe jouer ce morceau, jamais les tristes
souvenirs qu'il éveillait en lui n'avaient été plus péniblement excités.
Berthe, qui de temps en temps cherchait le regard d'Arnold, fut effrayée
de sa pâleur croissante, et s'écria:
--Monsieur Arnold... qu'avez-vous? mon Dieu!... comme vous êtes
pâle!
--Votre main est glacée, mon ami--dit Pierre Raimond, qui était assis à
côté de M. de Hansfeld.
--Je n'ai rien... rien--répondit celui-ci;--je suis d'une faiblesse ridicule....
Certains airs sont pour moi... de véritables dates... et plusieurs motifs
de Fidelio... se rattachent à un passé bien triste....

--J'avais pourtant déjà joué ce morceau--dit Berthe en quittant le piano
et en venant s'asseoir à côté de son père.
--Sans doute.... J'étais alors tout au plaisir d'entendre votre exécution.
Mais à cette heure, je ne sais pourquoi.... Oh! pardon... pardon de ne
pouvoir vaincre mon émotion....
Et M. de Hansfeld cacha son visage entre ses mains.
Berthe et le vieillard se regardèrent tristement, partageant le chagrin de
leur ami sans le comprendre.
Après quelques moments de silence, Arnold releva la tête. Il est
impossible de rendre l'expression de tristesse navrante dont son pâle et
doux visage était empreint. Une larme vint aux yeux de Berthe; par un
mouvement d'ingénuité charmante, elle prit la main de son père pour
l'essuyer.
--Vous souffrez--dit le vieillard à Arnold.--Que notre amitié n'est-elle
plus ancienne! vous pourriez peut-être apaiser vos chagrins en les
épanchant....
--Oh! bien souvent j'y ai pensé... mais la honte m'a retenu--dit Arnold
avec une sorte d'accablement.
--La honte! s'écria Raimond avec surprise.
--Ne vous méprenez pas sur ce mot... mon ami--dit Arnold;--Dieu
merci! je n'ai rien fait dont j'aie à rougir.... Seulement, j'ai honte de ma
faiblesse... j'ai honte d'être encore si sensible à des souvenirs qui
devraient être aussi méprisés qu'oubliés.
--Ne craignez rien; nous vous comprendrons... nous vous plaindrons.
Ma pauvre enfant a souvent aussi bien pleuré ici à propos de souvenirs
qui, comme les vôtres, devraient être aussi méprisés qu'oubliés.
--Mon père!
--Tenez.... Arnold--dit le graveur--si je désire votre confiance, c'est que

nous aussi nous aurions peut-être de tristes aveux à vous faire....
--Vous aussi, vous avez été malheureux?--dit Arnold.
--Bien malheureux--répondit le vieillard;--mais, Dieu merci! ces
mauvais jours sont, je crois, passés. Il me semble que vous nous avez
porté bonheur. Non seulement vous m'avez sauvé la vie, mais, cette vie,
vous me l'avez rendue charmante. Oui, depuis bien longtemps je n'avais
rencontré personne dont l'esprit eût autant de rapports avec le mien. Je
ne sais quelle est l'influence de votre heureuse étoile; mais, depuis que
nous vous connaissons, ma pauvre Berthe elle-même est moins triste...
ses chagrins domestiques semblent adoucis.... Vous avez enfin été pour
nous l'heureux augure d'une vie douce et calme.
--Oh! ce que vous dit mon père est bien vrai, monsieur Arnold--dit
Berthe.--Si vous saviez combien il vous aime! et lorsque je suis seule
avec lui en quels termes il parle de vous!
--C'est vrai--dit le vieillard.--Si vous nous entendiez, vous verriez que
vous n'avez pas d'amis plus
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