félicité, ils en jouissaient sans regarder en-deçà ou
au-delà.
La seule chose qui aurait pu peut-être éclairer Berthe sur le sentiment
auquel son coeur s'ouvrait de jour en jour, était l'espèce d'indifférence
avec laquelle elle supportait les duretés de son mari; elle s'étonnait
même vaguement de ressentir alors si peu des blessures naguère si
douloureuses....
Lorsque son père, profondément irrité contre M. de Brévannes, lui avait
sérieusement, presque sévèrement demandé compte des procédés de M.
de Brévannes, elle n'avait pas menti en répondant que depuis quelque
temps elle ne s'en tourmentait plus.
Le vieillard avait eu d'autant plus de foi aux paroles de Berthe, que peu
à peu elle redevenait calme, souriante, et que sa physionomie, autrefois
si triste, révélait alors la plus douce quiétude.
Peut-être blâmera-t-on l'aveugle confiance de Pierre Raimond; cette
confiance aveugle était une des nécessités de son caractère.
Ces antécédents posés, nous conduirons le lecteur dans le modeste
réduit de Pierre Raimond, le lendemain du jour où M. de Hansfeld avait
signifié à sa femme qu'elle devait quitter Paris dans trois jours.
* * * * *
CHAPITRE IV.
INTIMITÉ.
Un bon feu pétillait dans l'âtre, au dehors la neige tombait et la bise
faisait rage; Pierre Raimond était assis d'un côté de la cheminée, Arnold
de l'autre; depuis que le prince était amoureux, ses traits reprenaient
une apparence de force et de santé, quoique son visage fût toujours un
peu pâle.
Une grande discussion s'était élevée entre Pierre Raimond et Arnold,
car pour compléter le charme de leur intimité ils différaient de manière
de voir sur quelques questions artistiques, entre autres sur la façon de
juger Michel-Ange.
Arnold, tout en rendant un juste hommage à l'immense génie du vieux
tailleur de marbre, ne ressentait pour ses productions aucune sympathie,
quoiqu'il comprît l'admiration qu'elles inspiraient; le goût délicat et pur
d'Arnold, surtout épris de la beauté dans l'art, s'effrayait des sombres et
terribles écarts du fougueux Buonarotti, et leur préférait de beaucoup la
grâce divine de Raphaël.
Pierre Raimond défendait son vieux sculpteur avec énergie, et il se
passionnait autant pour la fière indépendance du caractère de
Michel-Ange que pour la gigantesque puissance de son talent.
--Votre tendre Raphaël avait l'âme amollie d'un courtisan--disait le
vieillard à Arnold--tandis que le rude créateur du Moïse et de la
chapelle Sixtine avait l'âme républicaine; et il devait menacer, comme
il l'en a menacé, le pape Jules de le jeter en bas de son échafaudage s'il
lui manquait de respect.
M. de Hansfeld ne put s'empêcher de sourire de l'exaltation de Pierre
Raimond, et répondit:
--Je ne nie pas l'énergie un peu farouche de Michel-Ange; il était,
malheureusement, d'un caractère morose, fier, taciturne, ombrageux,
altier et difficile.
--Malheureusement!... Qu'entendez-vous par ce mot...
malheureusement?
--J'entends qu'il était malheureux, pour les sincères admirateurs de ce
grand homme, de ne pouvoir nouer avec lui des relations agréables et
douces.
--Je l'espère bien.... Est-ce que vous le prenez pour un Raphaël, pour un
homme banal comme votre héros? Car--ajouta le graveur avec un
accent de dédain--il n'y avait personne au monde d'un caractère plus
facile, plus insinuant, plus aimable que votre Raphaël.
--Vous reconnaissez au moins ses qualités....
--Ses qualités!!! c'est justement à cause de ces qualités insupportables
que je le déteste comme homme... quoique je le vénère comme artiste.
--Et moi, mon cher monsieur Raimond, c'est justement à cause des
défauts du caractère diabolique de Michel-Ange qu'il m'est antipathique,
comme homme, quoique je m'incline devant son génie.
--Votre admiration n'est pas naturelle; elle est forcée... elle est
exagérée--s'écria le graveur.
--Comment!--dit Arnold stupéfait--vous détestez Raphaël à cause de
ses qualités.... Moi, je n'aime pas Michel-Ange à cause de ses défauts...
et vous m'accusez d'exagération?
--Certainement... on n'est grand homme, on n'est Michel-Ange qu'à
certaines conditions. J'admire dans le lion jusqu'à ses instincts sauvages
et féroces; il n'est lion qu'à condition d'être sauvage et féroce, il ne peut
avoir les vertus d'un mouton comme votre Raphaël.
--Mais au moins permettez-moi d'aimer dans Raphaël ces vertus de
mouton, qui sont, si vous le voulez, les conséquences de sa nature, de
son talent....
--A votre aise: admirez, si vous trouvez qu'un tel caractère mérite
l'admiration.... Quant à moi, physiquement parlant, je ne mets pas
seulement en balance la fade figure du beau, du céleste Raphaël, tout
couvert de velours et de broderies, avec le mâle visage de mon vieux
Buonarotti, sombre, farouche, hâlé par le soleil, et vêtu d'une
souquenille à moitié cachée par son tablier de cuir de tailleur de pierre!
Allons donc! est-ce que ces deux natures peuvent se comparer
seulement? Ah! ah! ah!... quel plaisant contraste!... Je vois d'ici... le
divin Raphaël....
--Le divin Raphaël aurait fléchi le genou et respectueusement baisé la
puissante main du vieux Michel-Ange, son maître et son aïeul dans
l'art--dit doucement Arnold en tendant la main à Pierre Raimond.
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