Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 4

Émile Littré
grand bruit, de retentissement, qui appartient à l'emploi primitif du verbe bondir; le sens propre en est mouvement d'un corps qui, après en avoir heurté un autre, rejaillit. C'est par le sens de rejaillissement que les deux acceptions, la primitive et la dérivée, peuvent se rejoindre. Un grand bruit, un retentissement, a été saisi comme une espèce de rejaillissement; et, une fois mis hors de la ligne du sens véritable, l'usage a suivi la pente qui s'offrait, a oublié l'acception primitive et étymologique, et en a créé une néologique, subtile en son origine et très éloignée de la tradition.
Charme.--Le mot charme, qui vient du latin carmen, chant, vers, ne signifie au propre et n'a signifié originairement que formule d'incantation chantée ou récitée. C'est le seul sens que l'ancienne langue lui attribue; même au seizième siècle il n'a pas encore pris l'acception de ce qui pla?t, ce qui touche, ce qui attire; du moins mon dictionnaire n'en contient aucun exemple. C'est vers le dix-septième siècle que cet emploi néologique s'est établi. La transition est facile à concevoir. Aujourd'hui la signification primitive commence à s'obscurcir, à cause que l'usage du charme incantation, banni tout à fait du milieu des gens éclairés, se perd de plus en plus parmi le reste de la population. Mais considérez à ce propos jusqu'où peut aller l'écart des significations: le latin carmen en est venu à exprimer les beautés qui plaisent et qui attirent. L'imaginer aurait été, si l'on ne tenait les intermédiaires, une bien téméraire conjecture de la part de l'étymologiste.
Chercher.--Le latin a quaerere; notre langue en a fait quérir, avec la même signification. Le latin vulgaire avait circare, aller tout autour, parcourir; notre langue en fit chercher, non pas avec l'acception de quérir, mais avec celle de l'étymologie, parcourir: ?Toute France a cerchie (il a parcouru toute la France)?, dit un trouvère. Jusque-là tout va bien; et chacun de ces deux mots reste sur son terrain. Mais, à un certain moment, chercher perd le sens de parcourir et prend celui de quérir. C'est un fort néologisme de signification, qui para?t avoir commencé dès le treizième siècle. Par quels intermédiaires a-t-on passé du sens primitif au sens secondaire? De très bonne heure, à c?té du sens de parcourir, chercher eut celui de porter les pas en tous sens, et même de porter en tous sens la main, et l'on disait chercher un pays, chercher un corps, ce que nous exprimerions aujourd'hui par fouiller un pays, fouiller un corps. A ce point nous sommes très près du sens moderne de chercher, qui en effet s'impatronisa dans l'usage et en bannit les deux anciennes acceptions de ce verbe. Bien plus, à mesure que le sens de s'efforcer de trouver a prédominé dans chercher, quérir est tombé en désuétude, et aujourd'hui il est à peine usité. Le néologisme, fort ancien il est vrai, dont chercher a été l'objet, n'a pas été heureux. Il e?t mieux valu conserver le plein emploi de quérir, qui est le mot latin et propre, et garder chercher en son acception primitive, incomplètement suppléée par parcourir.
Chère.--Ce mot vient du latin vulgaire et relativement moderne cara, qui signifiait face, et qui était lui-même une dérivation du grec . Cette altération du sens primitif, ce sont les Latins qui s'en sont chargés. Puis est venu le vieux fran?ais qui n'emploie le mot chère qu'au sens de face, de visage. Faire bonne chère, c'est faire bon visage; de là à faire bon accueil il n'y a pas loin; aussi cette acception a-t-elle eu cours jusque dans le commencement du dix-septième siècle. Ces deux sens sont aujourd'hui hors d'usage; le nouveau, qui les a rejetés dans la désuétude, est bien éloigné: faire bonne chère, mauvaise chère, c'est avoir un bon repas, un mauvais repas. Sans doute, un bon repas est un bon accueil; mais pour quelqu'un qui ignore l'origine et l'emploi primitif du mot, il est impossible de soup?onner que le sens de visage est au fond de la locution. Ce qui est pis, c'est qu'évidemment l'usage moderne s'est laissé tromper par la similitude de son entre chère et chair; chair l'a conduit à l'idée de repas, et l'idée de repas a expulsé celle d'accueil.
Chétif.--Cet adjectif vient du latin captivus, captif, prisonnier de guerre; aussi dans l'ancienne langue a-t-il le sens de prisonnier. Mais de très bonne heure cette signification primitive se trouve en concurrence avec la signification dérivée, celle de misérable. Les Latins ne sont point les auteurs de la dérivation que le mot a subie; ce sont les Romans qui l'ont ainsi détourné; détournement qui, du reste, se con?oit sans beaucoup de peine, le prisonnier de guerre étant sujet à toutes les misères. A mesure que le temps s'est écoulé, le fran?ais y a laissé tomber en désuétude l'acception du captif, et il n'y est plus resté
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