Pêcheur dIslande | Page 8

Pierre Loti
son retour d'Islande, allait partir pour le
service. - Cinq années!... S'en aller en Chine peut-être, à la guerre!...
Serait-elle bien là, quand il reviendrait? - Une angoisse la prenait à
cette pensée... Non, décidément, elle n'était pas si gaie qu'elle en avait
l'air, cette pauvre vieille, et voici que sa figure se contractait
horriblement comme pour pleurer.
C'était donc possible cela, c'était donc vrai, qu'on allait bientôt le lui
enlever, ce dernier petit-fils... Hélas! Mourir peut-être toute seule, sans
l'avoir revu... On avait bien fait quelques démarches (des messieurs de
la ville qu'elle connaissait) pour l'empêcher de partir, comme soutien

d'une grand'mère presque indigente qui ne pourrait bientôt plus
travailler. Cela n'avait pas réussi, - à cause de l'autre, Jean Moan le
déserteur, un frère aîné de Sylvestre dont on ne parlait plus dans la
famille, mais qui existait tout de même quelque part en Amérique,
enlevant à son cadet le bénéfice de l'exemption militaire. Et puis on
avait objecté sa petite pension de veuve de marin; on ne l'avait pas
trouvée assez pauvre.
Quand elle fut rentrée, elle dit longuement ses prières, pour tous ses
défunts, fils et petits-fils: ensuite elle pria aussi, avec une confiance
ardente pour son petit Sylvestre, et essaya de s'endormir, songeant au
costume en planches, le coeur affreusement serré de se sentir si vieille
au moment de ce départ...
L'autre, la jeune fille, était restée assise près de sa fenêtre, regardant sur
le granit des murs les reflets jaunes du couchant, et, dans le ciel, les
hirondelles noires qui tournoyaient. Paimpol était toujours très mort,
même le dimanche, par ces longues soirées de mai; des jeunes filles,
qui n'avaient seulement personne pour leur faire un peu la cour, se
promenaient deux par deux, trois par trois, rêvant aux galants
d'Islande...
"... Le bonjour de ma part au fils Gaos..." Cela l'avait beaucoup
troublée d'écrire cette phrase, et ce nom qui, à présent, ne voulait plus
la quitter.
Elle passait souvent ses soirées à cette fenêtre, comme un demoiselle.
Son père n'aimait pas beaucoup qu'elle se promenât avec les autres
filles de son âge et qui, autrefois, avaient été de sa condition. Et puis,
en sortant du café, quand il faisait les cent pas en fumant sa pipe avec
d'autres anciens marins comme lui, il était content d'apercevoir là-haut,
à sa fenêtre encadrée de granit, entre les pots de fleurs, sa fille installée
dans cette maison de riches.
Le fils Gaos!... Elle regardait malgré elle du côté de la mer, qu'on ne
voyait pas, mais qu'on sentait là tout près, au bout de ces petites ruelles
par où remontaient des bateliers. Et sa pensée s'en allait dans les infinis
de cette chose toujours attirante, qui fascine et qui dévore; sa pensée

s'en allait là-bas, très loin dans les mers polaires, où naviguait la Marie,
capitaine Guermeur.
Quel étrange garçon que ce fils Gaos!... fuyant, insaisissable
maintenant, après s'être avancé d'une manière à la fois si osée et si
douce.
*****
Ensuite, dans sa longue rêverie, elle repassait les souvenirs de son
retour en Bretagne, qui était de l'année dernière.
Un matin de décembre, après une nuit de voyage, le train venant de
Paris les avait déposés, son père et elle, à Guingamp, au petit jour
brumeux et blanchâtre, très froid, frisant encore l'obscurité. Alors elle
avait été saisie par une impression inconnue: cette vieille petite ville,
qu'elle n'avait jamais traversée qu'en été, elle ne la reconnaissait plus;
elle y éprouvait comme le sensation de plonger tout à coup dans ce
qu'on appelle, à la campagne: les temps, les temps lointains du passé.
Ce silence, après Paris! Ce train de vie tranquille de gens d'un autre
monde, allant dans la brume à leurs toutes petites affaires! Ces vieilles
maisons en granit sombre, noires d'humidité et d'un reste de nuit; toutes
ces choses bretonnes - qui lui charmaient à présent qu'elle aimait Yann
- lui avaient paru ce matin-là d'une tristesse bien désolée. Des
ménagères matineuses ouvraient déjà leurs portes, et, en passant, elle
regardait dans ces intérieurs anciens, à grande cheminée, où se tenaient
assises, avec des poses de quiétude, des aïeules en coiffe qui venaient
de se lever. Dès qu'il avait fait un peu plus jour, elle était entrée dans
l'église pour dire ses prières. Et comme elle lui avait semblé immense
et ténébreuse, cette nef magnifique, - et différente des églises
parisiennes, avec ses piliers rudes usés à la base par les siècles, sa
senteur de caveau, de vétusté, de salpêtre! Dans un recul profond,
derrière les colonnes, un cierge brûlait, et une femme se tenait
agenouillée devant, sans doute pour faire un voeu; la lueur de cette
flammèche grêle se perdait dans le vide incertain des voûtes... Elle
avait retrouvé là tout à coup, en elle-même, la trace d'un sentiment bien
oublié: cette sorte
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