Pêcheur dIslande | Page 7

Pierre Loti
ressouvenir d'une époque vague
et mystérieuse où les grèves avaient plus d'espace, où certainement les
falaises étaient plus gigantesques...
Vers cinq ou six ans, encore de très bonne heure pour elle, l'argent était
venu à son père qui s'était mis à acheter et à revendre des cargaisons de
navire, elle avait été emmenée par lui à Saint-Brieuc, et plus tard à
Paris. - Alors, de petite Gaud, elle était devenue une mademoiselle
Marguerite, grande, sérieuse, au regard grave. Toujours un peu livrée à
elle-même dans un autre genre d'abandon que celui de la grève
bretonne, elle avait conservé sa nature obstinée d'enfant. Ce qu'elle
savait des choses de la vie avait été révélé bien au hasard, sans
discernement aucun; mais une dignité innée, excessive, lui avait servi
de sauvegarde. De temps en temps elle prenait des allures de hardiesse,
disant aux gens, bien en face, des choses trop franches qui surprenaient,
et son beau regard clair ne s'abaissait pas toujours devant celui des
jeunes hommes; mais il était si honnête et si indifférent que ceux-ci ne
pouvaient guère s'y méprendre, ils voyaient bien tout de suite qu'ils
avaient affaire à une fille sage, fraîche de coeur autant que de figure.
Dans ces grandes villes, son costume s'était modifié beaucoup plus

qu'elle-même. Bien qu'elle eût gardé sa coiffe, que les Bretonnes
quittent difficilement, elle avait vite appris à s'habiller d'une autre façon.
Et sa taille autrefois libre de petite pêcheuse, en se formant, en prenant
la plénitude de ses beaux contours germés au vent de la mer, s'était
amincie par le bas dans de longs corsets de demoiselle.
Tous les ans, avec son père, elle revenait en Bretagne, - l'été seulement
comme les baigneuses, - retrouvant pour quelques jours ses souvenirs
d'autrefois et son nom de Gaud (qui en breton veut dire Marguerite); un
peu curieuse peut-être de voir ces Islandais dont on parlait tant, qui
n'étaient jamais là, et dont chaque année quelques-uns de plus
manquaient à l'appel; entendant partout causer de cette Islande qui lui
apparaissait comme un gouffre lointain - et où était à présent celui
qu'elle aimait...
Et puis un beau jour elle avait été ramenée pour tout à fait au pays de
ces pêcheurs, par un caprice de son père, qui avait voulu finir là son
existence et habiter comme un bourgeois sur cette place de Paimpol.
La bonne vieille grand'mère, pauvre et proprette, s'en alla en remerciant,
dès que la lettre fut relue et l'enveloppe fermée. Elle demeurait assez
loin, à l'entrée du pays de Ploubazlanec, dans un hameau de la côte,
encore dans cette même chaumière où elle était née, où elle avait eu ses
fils et ses petits-fils.
En traversant la ville, elle répondait à beaucoup de monde qui lui disait
bonsoir: elle était une des anciennes du pays, débris d'une famille
vaillante et estimée.
Par des miracles d'ordre et de soins, elle arrivait à paraître à peu près
bien mise, avec de pauvres robes raccommodées, qui ne tenaient plus.
Toujours ce petit châle brun de Paimpolaise, qui était sa tenue d'habillé
et sur lequel retombaient depuis une soixantaine d'années les cornets de
mousseline de ses grandes coiffes: son propre châle de mariage, jadis
bleu, reteint pour les noces de son fils Pierre, et depuis ce temps là
ménagé pour les dimanches, encore bien présentable.
Elle avait continué de se tenir droite dans sa marche, pas du tout

comme les vieilles; et vraiment malgré ce menton un peu trop remonté,
avec ces yeux si bons et ce profil si fin, on ne pouvait s'empêcher de la
trouver bien jolie.
Elle était très respectée, et cela ce voyait, rien que dans les bonsoirs que
les gens lui donnaient. En route elle passa devant chez son galant, un
vieux soupirant d'autrefois, menuisier de son état; octogénaire, qui
maintenant se tenait toujours assis devant sa porte tandis que les jeunes,
ses fils, rabotaient aux établis. - Jamais il ne s'était consolé, disait-on,
de ce qu'elle n'avait voulu de lui ni en premières ni en secondes noces;
mais avec l'âge, cela avait tourné en une espèce de rancune comique,
moitié maligne, et il l'interpellait toujours:
--Eh bien! la belle, quand ça donc qu'il faudra aller vous prendre
mesure?...
Elle remercia, disant que non, qu'elle n'était pas encore décidée à se
faire faire ce costume-là. Le fait est que ce vieux, dans sa plaisanterie
un peu lourde, parlait de certain costume en planches de sapin par
lequel finissent tous les habillements terrestres...
--Allons, quand vous voudrez, alors; mais ne vous gênez pas, la belle,
vous savez...
Il lui avait déjà fait cette même facétie plusieurs fois. Et aujourd'hui
elle avait peine à en rire: c'est qu'elle se sentait plus fatiguée, plus
cassée par sa vie de labeur incessant, - et elle songeait à son cher
petit-fils, son dernier, qui, à
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