de tristesse et d'effroi qu'elle éprouvait jadis, étant
toute petite, quand on la menait à la première messe des matins d'hiver,
dans l'église de Paimpol.
Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien sûr, quoiqu'il y eût là
beaucoup de choses belles et amusantes. D'abord, elle s'y trouvait
presque à l'étroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer. Et
puis, elle s'y sentait une étrangère, une déplacée: les Parisiennes,
c'étaient ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure
artificielle, qui connaissaient une manière à part de marcher, de se
trémousser dans des gaines baleinées: et elle était trop intelligente pour
avoir jamais essayé de copier de plus près ces choses. Avec ses coiffes,
commandées chaque année à la faiseuse de Paimpol, elle se trouvait
mal à l'aise dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte que, si on
se retournait tant pour la voir, c'est qu'elle était très charmante à
regarder.
Il y en avait, de ces Parisiennes, dont les allures avaient une distinction
qui l'attirait, mais elle les savait inaccessibles, celles- là. Et les autres,
celles de plus bas, qui auraient consenti à lier connaissance, elle les
tenait dédaigneusement à l'écart, ne les jugeant pas dignes. Elle avait
donc vécu sans amies, presque sans autre société que celle de son père,
souvent affairé, absent. Elle ne regrettait pas cette vie de dépaysement
et de solitude.
Mais c'est égal, ce jour d'arrivée, elle avait été surprise d'une façon
pénible par l'âpreté de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la pensée
qu'il faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture, s'enfouir
beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver à Paimpol, l'avait
inquiétée comme une oppression.
Tout l'après-midi de ce même jour gris, ils avaient en effet voyagé, son
père et elle, dans une vieille petite diligence crevassée, ouverte à tous
les vents; passant à la nuit tombante dans des villages tristes, sous des
fantômes d'arbres suant la brume en gouttelettes fines. Bientôt il avait
fallu allumer les lanternes, alors on n'avait plus rien vu - que deux
traînées d'une nuance bien verte de feu de Bengale qui semblaient
courir de chaque côté en avant des chevaux, et qui étaient les lueurs de
ces deux lanternes jetées sur les interminables haies du chemin. -
Comment tout à coup cette verdure si verte, en décembre?... D'abord
étonnée, elle se pencha pour mieux voir, puis il lui sembla reconnaître
et se rappeler: les ajoncs, les éternels ajoncs marins des sentiers et des
falaises, qui ne jaunissent jamais dans le pays de Paimpol. En même
temps commençait à souffler une brise plus tiède, qu'elle croyait
reconnaître aussi, et qui sentait la mer.
Vers la fin de la route, elle avait été tout à fait réveillée et amusée par
cette réflexion qui lui était venue:
--Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois, les
beaux pêcheurs d'Islande.
En décembre, ils devaient être là, revenus tous, les frères, les fiancés,
les amants, les cousins, dont ses amies, grandes et petites,
l'entretenaient tant, à chacun de ses voyages d'été, pendant les
promenades du soir. Et cette idée l'avait tenue occupée, pendant que ses
pieds se glaçaient dans l'immobilité de la carriole...
En effet, elle les avait vus... et maintenant son coeur lui avait été pris
par l'un d'eux...
Chapitre IV
La première fois qu'elle l'avait aperçu, lui, ce Yann, c'était le lendemain
de son arrivée, au pardon des Islandais, qui est le 8 décembre, jour de la
Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des pêcheurs, - un peu après
la procession, les rues sombres encore tendues de draps blancs sur
lesquels étaient piqués du lierre et du houx, des feuillages et des fleurs
d'hiver.
A ce pardon, la joie était lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste.
Joie sans gaîté, qui était faite surtout d'insouciance et de défi; de
vigueur physique et d'alcool; sur laquelle pesait, moins déguisée
qu'ailleurs, l'universelle menace de mourir.
Grand bruit dans Paimpol; sons de cloches et chants de prêtres.
Chansons rudes et monotones dans les cabarets; vieux airs à bercer les
matelots; vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne sais d'où,
de la profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le bras,
zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement
d'ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs après les longues
continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches de nonnain,
aux belles poitrines serrées et frémissantes, aux beaux yeux remplis des
désirs de tout un été. Vieilles maisons de granit enfermant ce
grouillement de monde; vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs
siècles contre les vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre
tout ce que lance la mer; racontant aussi les histoires chaudes qu'ils ont
abritées, des aventures anciennes
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