Pêcheur dIslande | Page 6

Pierre Loti
profil n'était pas trop gâté par les années; on devinait encore
qu'il avait dû être régulier et pur comme celui des saintes d'église.
Elle regardait par la fenêtre, cherchant ce qu'elle pourrait bien raconter

de plus pour amuser son petit-fils.
Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout le pays Paimpol, une autre
bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi drôles à dire
sur les uns ou les autres, ou même sur rien du tout. Dans cette lettre, il
y avait déjà trois ou quatre histoires impayables, - mais sans la moindre
malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'âme.
L'autre, voyant que les idées ne venaient plus, s'était mise à écrire
soigneusement l'adresse:
A monsieur Moan, Sylvestre, à bord de la MARIE, capitaine Guermeur,
- dans la mer d'Islande par Reykjavik.
Après, elle aussi releva la tête pour demander:
--C'est-il fini, grand'mère Moan?
Elle était bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de vingt
ans. Très blonde, - couleur rare en ce coin de Bretagne où la race est
brune; très blonde, avec des yeux d'un gris de lin à cils presque noirs.
Ses sourcils, blonde autant que ses cheveux, étaient comme repeints au
milieu d'une ligne plus rousse, plus foncée, qui donnait une expression
de vigueur et de volonté. Son profil, un peu court, était très noble, le
nez prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue, comme
dans les visages grecs. Une fossette profonde, creusée sous la lèvre
inférieure, en accentuait délicieusement le rebord; - et de temps en
temps, quand une pensée la préoccupait beaucoup, elle la mordait, cette
lèvre, avec ses dents blanches d'en haut, ce qui faisait courir sous la
peau fine des petites traînées plus rouges. Dans toute sa personne svelte,
il y avait quelque chose de fier, de grave aussi un peu, qui lui venait des
hardis marins d'Islande ses ancêtres. Elle avait une expression d'yeux à
la fois obstinée et douce.
Sa coiffe, était en forme de coquille, descendait bas sur le front, s'y
appliquant presque comme un bandeau, puis se relevant beaucoup des
deux côtés, laissant voir d'épaisses nattes de cheveux roulées en
colimaçon au-dessus des oreilles - coiffure conservée des temps très

anciens et qui donne encore un air d'autrefois aux femmes
paimpolaises.
On sentait qu'elle avait été élevée autrement que cette pauvre vieille à
qui elle prêtait le nom de grand'mère, mais qui, de fait, n'était qu'une
grand'tante éloignée, ayant eu des malheurs.
Elle était la fille de M. Mével, un ancien Islandais, un peu forban,
enrichi par des entreprises audacieuses sur mer.
Cette belle chambre où la lettre venait de s'écrire était la sienne: un lit
tout neuf à la mode des villes avec des rideaux en mousseline, une
dentelle au bord; et, sur les épaisses murailles, un papier de couleur
claire atténuant les irrégularités du granit. Au plafond, une couche de
chaux blanche recouvrait des solives énormes qui révélaient
l'ancienneté du logis; - c'était une vraie maison de bourgeois aisés, et
les fenêtres donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol où se
tiennent les marchés et les pardons.
--C'est fini, grand'mère Yvonne? Vous n'avez plus rien à lui dire?
--Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie, le bonjour de ma part au
fils Gaos.
Le fils Gaos!... autrement dit Yann...
Elle était devenue très rouge, la belle jeune fille fière, en écrivant ce
nom-là.
Dès que ce fut ajouté au bas de la page d'une écriture courue, elle se
leva en détournant la tête, comme pour regarder dehors quelque chose
de très intéressant sur la place.
Debout elle était un peu grande; sa taille était moulée comme celle
d'une élégante dans un corsage ajusté ne faisant pas de plis. Malgré sa
coiffe, elle avait un air de demoiselle. Même ses mains, sans avoir cette
excessive petitesse étiolée qui est devenue une beauté par convention,
étaient fines et blanches, n'ayant jamais travaillé à de grossiers

ouvrages.
Il est vrai, elle avait bien commencé par être une petite Gaud courant
pieds nus dans l'eau, n'ayant plus de mère, allant presque à l'abandon
pendant ces saisons de pêche que son père passait en Islande; jolie, rose,
dépeignée, volontaire, têtue, poussant vigoureuse au grand souffle âpre
de la Manche. En ce temps-là, elle était recueillie par cette pauvre
grand'mère Moan, qui lui donnait Sylvestre à garder pendant ses dures
journées de travail chez les gens de Paimpol.
Et elle avait une adoration de petite mère pour cet autre tout petit qui
lui était confié, dont elle était l'aînée d'à peine dix-huit mois; aussi brun
qu'elle était blonde, aussi soumis et câlin qu'elle était vive et
capricieuse.
Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en fille que la richesse ni
les villes n'avaient grisée: il lui revenait à l'esprit comme un rêve
lointain de liberté sauvage, comme un
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