Pêcheur dIslande | Page 8

Pierre Loti
Jean Moan le déserteur, un frère a?né de Sylvestre dont on ne parlait plus dans la famille, mais qui existait tout de même quelque part en Amérique, enlevant à son cadet le bénéfice de l'exemption militaire. Et puis on avait objecté sa petite pension de veuve de marin; on ne l'avait pas trouvée assez pauvre.
Quand elle fut rentrée, elle dit longuement ses prières, pour tous ses défunts, fils et petits-fils: ensuite elle pria aussi, avec une confiance ardente pour son petit Sylvestre, et essaya de s'endormir, songeant au costume en planches, le coeur affreusement serré de se sentir si vieille au moment de ce départ...
L'autre, la jeune fille, était restée assise près de sa fenêtre, regardant sur le granit des murs les reflets jaunes du couchant, et, dans le ciel, les hirondelles noires qui tournoyaient. Paimpol était toujours très mort, même le dimanche, par ces longues soirées de mai; des jeunes filles, qui n'avaient seulement personne pour leur faire un peu la cour, se promenaient deux par deux, trois par trois, rêvant aux galants d'Islande...
"... Le bonjour de ma part au fils Gaos..." Cela l'avait beaucoup troublée d'écrire cette phrase, et ce nom qui, à présent, ne voulait plus la quitter.
Elle passait souvent ses soirées à cette fenêtre, comme un demoiselle. Son père n'aimait pas beaucoup qu'elle se promenat avec les autres filles de son age et qui, autrefois, avaient été de sa condition. Et puis, en sortant du café, quand il faisait les cent pas en fumant sa pipe avec d'autres anciens marins comme lui, il était content d'apercevoir là-haut, à sa fenêtre encadrée de granit, entre les pots de fleurs, sa fille installée dans cette maison de riches.
Le fils Gaos!... Elle regardait malgré elle du c?té de la mer, qu'on ne voyait pas, mais qu'on sentait là tout près, au bout de ces petites ruelles par où remontaient des bateliers. Et sa pensée s'en allait dans les infinis de cette chose toujours attirante, qui fascine et qui dévore; sa pensée s'en allait là-bas, très loin dans les mers polaires, où naviguait la Marie, capitaine Guermeur.
Quel étrange gar?on que ce fils Gaos!... fuyant, insaisissable maintenant, après s'être avancé d'une manière à la fois si osée et si douce.
*****
Ensuite, dans sa longue rêverie, elle repassait les souvenirs de son retour en Bretagne, qui était de l'année dernière.
Un matin de décembre, après une nuit de voyage, le train venant de Paris les avait déposés, son père et elle, à Guingamp, au petit jour brumeux et blanchatre, très froid, frisant encore l'obscurité. Alors elle avait été saisie par une impression inconnue: cette vieille petite ville, qu'elle n'avait jamais traversée qu'en été, elle ne la reconnaissait plus; elle y éprouvait comme le sensation de plonger tout à coup dans ce qu'on appelle, à la campagne: les temps, les temps lointains du passé. Ce silence, après Paris! Ce train de vie tranquille de gens d'un autre monde, allant dans la brume à leurs toutes petites affaires! Ces vieilles maisons en granit sombre, noires d'humidité et d'un reste de nuit; toutes ces choses bretonnes - qui lui charmaient à présent qu'elle aimait Yann - lui avaient paru ce matin-là d'une tristesse bien désolée. Des ménagères matineuses ouvraient déjà leurs portes, et, en passant, elle regardait dans ces intérieurs anciens, à grande cheminée, où se tenaient assises, avec des poses de quiétude, des a?eules en coiffe qui venaient de se lever. Dès qu'il avait fait un peu plus jour, elle était entrée dans l'église pour dire ses prières. Et comme elle lui avait semblé immense et ténébreuse, cette nef magnifique, - et différente des églises parisiennes, avec ses piliers rudes usés à la base par les siècles, sa senteur de caveau, de vétusté, de salpêtre! Dans un recul profond, derrière les colonnes, un cierge br?lait, et une femme se tenait agenouillée devant, sans doute pour faire un voeu; la lueur de cette flammèche grêle se perdait dans le vide incertain des vo?tes... Elle avait retrouvé là tout à coup, en elle-même, la trace d'un sentiment bien oublié: cette sorte de tristesse et d'effroi qu'elle éprouvait jadis, étant toute petite, quand on la menait à la première messe des matins d'hiver, dans l'église de Paimpol.
Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien s?r, quoiqu'il y e?t là beaucoup de choses belles et amusantes. D'abord, elle s'y trouvait presque à l'étroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer. Et puis, elle s'y sentait une étrangère, une déplacée: les Parisiennes, c'étaient ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure artificielle, qui connaissaient une manière à part de marcher, de se trémousser dans des gaines baleinées: et elle était trop intelligente pour avoir jamais essayé de copier de plus près ces choses. Avec ses coiffes, commandées chaque année à la faiseuse de Paimpol,
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