Pêcheur dIslande | Page 7

Pierre Loti
vie avait été révélé bien au hasard, sans discernement aucun; mais une dignité innée, excessive, lui avait servi de sauvegarde. De temps en temps elle prenait des allures de hardiesse, disant aux gens, bien en face, des choses trop franches qui surprenaient, et son beau regard clair ne s'abaissait pas toujours devant celui des jeunes hommes; mais il était si honnête et si indifférent que ceux-ci ne pouvaient guère s'y méprendre, ils voyaient bien tout de suite qu'ils avaient affaire à une fille sage, fra?che de coeur autant que de figure.
Dans ces grandes villes, son costume s'était modifié beaucoup plus qu'elle-même. Bien qu'elle e?t gardé sa coiffe, que les Bretonnes quittent difficilement, elle avait vite appris à s'habiller d'une autre fa?on. Et sa taille autrefois libre de petite pêcheuse, en se formant, en prenant la plénitude de ses beaux contours germés au vent de la mer, s'était amincie par le bas dans de longs corsets de demoiselle.
Tous les ans, avec son père, elle revenait en Bretagne, - l'été seulement comme les baigneuses, - retrouvant pour quelques jours ses souvenirs d'autrefois et son nom de Gaud (qui en breton veut dire Marguerite); un peu curieuse peut-être de voir ces Islandais dont on parlait tant, qui n'étaient jamais là, et dont chaque année quelques-uns de plus manquaient à l'appel; entendant partout causer de cette Islande qui lui apparaissait comme un gouffre lointain - et où était à présent celui qu'elle aimait...
Et puis un beau jour elle avait été ramenée pour tout à fait au pays de ces pêcheurs, par un caprice de son père, qui avait voulu finir là son existence et habiter comme un bourgeois sur cette place de Paimpol.
La bonne vieille grand'mère, pauvre et proprette, s'en alla en remerciant, dès que la lettre fut relue et l'enveloppe fermée. Elle demeurait assez loin, à l'entrée du pays de Ploubazlanec, dans un hameau de la c?te, encore dans cette même chaumière où elle était née, où elle avait eu ses fils et ses petits-fils.
En traversant la ville, elle répondait à beaucoup de monde qui lui disait bonsoir: elle était une des anciennes du pays, débris d'une famille vaillante et estimée.
Par des miracles d'ordre et de soins, elle arrivait à para?tre à peu près bien mise, avec de pauvres robes raccommodées, qui ne tenaient plus. Toujours ce petit chale brun de Paimpolaise, qui était sa tenue d'habillé et sur lequel retombaient depuis une soixantaine d'années les cornets de mousseline de ses grandes coiffes: son propre chale de mariage, jadis bleu, reteint pour les noces de son fils Pierre, et depuis ce temps là ménagé pour les dimanches, encore bien présentable.
Elle avait continué de se tenir droite dans sa marche, pas du tout comme les vieilles; et vraiment malgré ce menton un peu trop remonté, avec ces yeux si bons et ce profil si fin, on ne pouvait s'empêcher de la trouver bien jolie.
Elle était très respectée, et cela ce voyait, rien que dans les bonsoirs que les gens lui donnaient. En route elle passa devant chez son galant, un vieux soupirant d'autrefois, menuisier de son état; octogénaire, qui maintenant se tenait toujours assis devant sa porte tandis que les jeunes, ses fils, rabotaient aux établis. - Jamais il ne s'était consolé, disait-on, de ce qu'elle n'avait voulu de lui ni en premières ni en secondes noces; mais avec l'age, cela avait tourné en une espèce de rancune comique, moitié maligne, et il l'interpellait toujours:
--Eh bien! la belle, quand ?a donc qu'il faudra aller vous prendre mesure?...
Elle remercia, disant que non, qu'elle n'était pas encore décidée à se faire faire ce costume-là. Le fait est que ce vieux, dans sa plaisanterie un peu lourde, parlait de certain costume en planches de sapin par lequel finissent tous les habillements terrestres...
--Allons, quand vous voudrez, alors; mais ne vous gênez pas, la belle, vous savez...
Il lui avait déjà fait cette même facétie plusieurs fois. Et aujourd'hui elle avait peine à en rire: c'est qu'elle se sentait plus fatiguée, plus cassée par sa vie de labeur incessant, - et elle songeait à son cher petit-fils, son dernier, qui, à son retour d'Islande, allait partir pour le service. - Cinq années!... S'en aller en Chine peut-être, à la guerre!... Serait-elle bien là, quand il reviendrait? - Une angoisse la prenait à cette pensée... Non, décidément, elle n'était pas si gaie qu'elle en avait l'air, cette pauvre vieille, et voici que sa figure se contractait horriblement comme pour pleurer.
C'était donc possible cela, c'était donc vrai, qu'on allait bient?t le lui enlever, ce dernier petit-fils... Hélas! Mourir peut-être toute seule, sans l'avoir revu... On avait bien fait quelques démarches (des messieurs de la ville qu'elle connaissait) pour l'empêcher de partir, comme soutien d'une grand'mère presque indigente qui ne pourrait bient?t plus travailler. Cela n'avait pas réussi, - à cause de l'autre,
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