Pêcheur dIslande | Page 9

Pierre Loti
elle se trouvait mal à l'aise dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte que, si on se retournait tant pour la voir, c'est qu'elle était très charmante à regarder.
Il y en avait, de ces Parisiennes, dont les allures avaient une distinction qui l'attirait, mais elle les savait inaccessibles, celles- là. Et les autres, celles de plus bas, qui auraient consenti à lier connaissance, elle les tenait dédaigneusement à l'écart, ne les jugeant pas dignes. Elle avait donc vécu sans amies, presque sans autre société que celle de son père, souvent affairé, absent. Elle ne regrettait pas cette vie de dépaysement et de solitude.
Mais c'est égal, ce jour d'arrivée, elle avait été surprise d'une fa?on pénible par l'apreté de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la pensée qu'il faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture, s'enfouir beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver à Paimpol, l'avait inquiétée comme une oppression.
Tout l'après-midi de ce même jour gris, ils avaient en effet voyagé, son père et elle, dans une vieille petite diligence crevassée, ouverte à tous les vents; passant à la nuit tombante dans des villages tristes, sous des fant?mes d'arbres suant la brume en gouttelettes fines. Bient?t il avait fallu allumer les lanternes, alors on n'avait plus rien vu - que deux tra?nées d'une nuance bien verte de feu de Bengale qui semblaient courir de chaque c?té en avant des chevaux, et qui étaient les lueurs de ces deux lanternes jetées sur les interminables haies du chemin. - Comment tout à coup cette verdure si verte, en décembre?... D'abord étonnée, elle se pencha pour mieux voir, puis il lui sembla reconna?tre et se rappeler: les ajoncs, les éternels ajoncs marins des sentiers et des falaises, qui ne jaunissent jamais dans le pays de Paimpol. En même temps commen?ait à souffler une brise plus tiède, qu'elle croyait reconna?tre aussi, et qui sentait la mer.
Vers la fin de la route, elle avait été tout à fait réveillée et amusée par cette réflexion qui lui était venue:
--Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois, les beaux pêcheurs d'Islande.
En décembre, ils devaient être là, revenus tous, les frères, les fiancés, les amants, les cousins, dont ses amies, grandes et petites, l'entretenaient tant, à chacun de ses voyages d'été, pendant les promenades du soir. Et cette idée l'avait tenue occupée, pendant que ses pieds se gla?aient dans l'immobilité de la carriole...
En effet, elle les avait vus... et maintenant son coeur lui avait été pris par l'un d'eux...
Chapitre IV
La première fois qu'elle l'avait aper?u, lui, ce Yann, c'était le lendemain de son arrivée, au pardon des Islandais, qui est le 8 décembre, jour de la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des pêcheurs, - un peu après la procession, les rues sombres encore tendues de draps blancs sur lesquels étaient piqués du lierre et du houx, des feuillages et des fleurs d'hiver.
A ce pardon, la joie était lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste. Joie sans ga?té, qui était faite surtout d'insouciance et de défi; de vigueur physique et d'alcool; sur laquelle pesait, moins déguisée qu'ailleurs, l'universelle menace de mourir.
Grand bruit dans Paimpol; sons de cloches et chants de prêtres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets; vieux airs à bercer les matelots; vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne sais d'où, de la profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le bras, zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement d'ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs après les longues continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches de nonnain, aux belles poitrines serrées et frémissantes, aux beaux yeux remplis des désirs de tout un été. Vieilles maisons de granit enfermant ce grouillement de monde; vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la mer; racontant aussi les histoires chaudes qu'ils ont abritées, des aventures anciennes d'audace et d'amour.
Et un sentiment religieux, une impression de passé, planant sur tout cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protègent, de la Vierge blanche et immaculée. A c?té des cabarets, l'église au perron semé de feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur d'encens, avec ses cierges dans son obscurité, et ses ex-voto de marins partout accrochés à la sainte vo?te. A c?té des filles amoureuses, les fiancées de matelots disparus, les veuves de naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs chales de deuil et leurs petites coiffes lisses; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir. Et là tout près, la mer toujours, la grande nourrice et la grande dévorante de ces générations vigoureuses, s'agitant elle aussi, faisant
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