suite sur les talons l'un
de l'autre. Déjà nombre de conseillers sont levés, et rassemblés chez le
duc. On vous a demandé plusieurs fois avec empressement; et, voyant
qu'on ne vous trouvait point à votre demeure, le sénat a envoyé trois
bandes différentes pour vous chercher de tous côtés.
OTHELLO.--Il est bon que ce soit vous qui m'ayez rencontré. Je n'ai
qu'un mot à dire, ici dans la maison, et je vais avec vous.
(Othello sort.)
CASSIO.--Enseigne, que fait-il ici?
JAGO.--Sur ma foi, il a abordé cette nuit une prise de grande valeur; si
elle est déclarée légitime, il a jeté l'ancre pour toujours.
CASSIO.--Je ne comprends pas.
JAGO.--Il est marié.
CASSIO.--A qui?
JAGO.--Marié à... Allons, général, partons-nous?
(Othello rentre.)
OTHELLO.--Venez, amis.
CASSIO.--Voici une autre troupe qui vous cherche aussi.
(Entrent Brabantio et Roderigo, et des officiers du guet avec des
flambeaux et des armes.)
JAGO.--C'est Brabantio! général, faites attention: il vient avec de
mauvais desseins.
OTHELLO.--Holà! n'avancez pas plus loin.
RODERIGO.--Seigneur, c'est le More!
BRABANTIO, avec furie.--Tombez sur lui, le brigand!
(Les deux partis mettent l'épée à la main.)
JAGO.--A vous, Roderigo: allons, vous et moi.
OTHELLO.--Rentrez vos brillantes épées, la rosée de la nuit pourrait
les ternir. Mon seigneur, vous commanderez mieux ici avec vos années
qu'avec vos armes.
BRABANTIO.--O toi, infâme ravisseur, où as-tu recélé ma fille?
Damné que tu es, tu l'as subornée par tes maléfices; car je m'en rapporte
à tous les êtres raisonnables: si elle n'était liée par des chaînes magiques,
une fille si jeune, si belle, si heureuse, si ennemie du mariage qu'elle
dédaignait les amants riches et élégants de notre nation, eût-elle osé, au
risque de la risée publique, quitter la maison paternelle pour fuir dans le
sein basané d'un être tel que toi, fait pour effrayer, non pour plaire?
Que le monde me juge. Ne tombe-t-il pas sous le sens que tu as
ensorcelé sa tendre jeunesse par des drogues ou des minéraux qui
affaiblissent l'intelligence?--Je veux que cela soit examiné. La chose est
probable; elle est manifeste. Je te saisis donc, et je t'arrête comme
trompant le monde, comme exerçant un art proscrit et non
autorisé.--Mettez la main sur lui; s'il résiste, emparez-vous de lui au
péril de sa vie.
OTHELLO.--Retenez vos mains, vous qui me suivez, et les autres aussi.
Si mon devoir était de combattre, je l'aurais su connaître sans que
personne m'en fît la leçon. (A Brabantio.) Où voulez-vous que je me
rende pour répondre à votre accusation?
BRABANTIO.--En prison, jusqu'à ce que le temps prescrit par la loi, et
les formes du tribunal t'appellent pour te défendre.
OTHELLO.--Et, si j'obéis, comment satisferai-je aux ordres du duc
dont les messagers sont ici, à côté de moi, réclamant ma présence
auprès de lui pour une grande affaire d'État?
UN OFFICIER.--Rien n'est plus vrai, digne seigneur; le duc est au
conseil, et, je suis sûr qu'on a envoyé chercher Votre Excellence.
BRABANTIO.--Comment! le duc au conseil? à cette heure de la nuit?
Qu'il y soit conduit à l'instant. Ma cause n'est point d'un intérêt frivole.
Le duc même, et tous mes frères du sénat ne peuvent s'empêcher de
ressentir cet affront comme s'il leur était personnel. Si de tels attentats
avaient un libre cours, des esclaves et des païens seraient bientôt nos
maîtres.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
(Salle du conseil.)
Le DUC et les SÉNATEURS assis autour d'une table, des OFFICIERS
_à distance_.
LE DUC.--Il n'y a, entre ces avis, point d'accord qui les confirme.
PREMIER SÉNATEUR.--En effet, ils s'accordent peu: mes lettres
disent cent sept galères.
LE DUC.--Et les miennes cent quarante.
SECOND SÉNATEUR.--Et les miennes deux cents: cependant
quoiqu'elles varient sur le nombre, comme il arrive lorsque le rapport
est fondé sur des conjectures, toutes cependant confirment la nouvelle
d'une flotte turque se portant sur Chypre!
LE DUC.--Oui, il y en a assez pour asseoir une opinion; les erreurs ne
me rassurent pas tellement que le fond du récit ne me paraisse fait pour
causer une juste crainte.
UN MATELOT, au dedans.--Holà, holà! des nouvelles des nouvelles.
(Entre un officier avec un matelot.)
L'OFFICIER.--Un messager de la flotte.
LE DUC.--Encore! Qu'y a-t-il?
LE MATELOT.--L'escadre turque s'avance sur Rhodes: j'ai ordre du
seigneur Angelo de venir l'annoncer au sénat.
LE DUC.--Que pensez-vous de ce changement?
PREMIER SÉNATEUR.--Cela ne peut soutenir le moindre examen de
la raison. C'est un piége dressé pour nous donner le change. Quand on
considère l'importance de Chypre pour le Turc, et si nous réfléchissons
seulement que cette île, qui intéresse beaucoup plus le Turc que Rhodes,
peut d'ailleurs être plus aisément emportée, car elle n'est pas dans un
aussi bon état de défense, mais manque de toutes les ressources dont
Rhodes est munie; si nous songeons à tout cela, nous ne pouvons croire
le Turc assez malhabile pour laisser derrière lui la place qui lui importe
d'abord, et
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