Othello | Page 7

William Shakespeare
Cette aventure ressemble assez à mon songe: la
crainte de sa vérité oppresse déjà mon coeur. De la lumière! de la

lumière!
(Brabantio se retire de la fenêtre.)
JAGO, à Roderigo.--Adieu, il faut que je vous quitte. Il n'est ni
convenable, ni sain pour ma place, qu'on me produise comme témoin
contre le More, ce qui arrivera si je reste. Je sais ce qui en est; quoique
ceci lui puisse causer quelque échec, le sénat ne peut avec sûreté le
renvoyer. Il s'est engagé avec tant de succès dans la guerre de Chypre
maintenant en train, que, pour leur salut, les sénateurs n'ont pas un
autre homme de sa force pour conduire leurs affaires. Aussi, quoique je
le haïsse comme je hais les peines de l'enfer, la nécessité du moment
me contraint à arborer l'étendard du zèle, et à en donner des signes; des
signes, sur mon âme, rien de plus. Pour être sûr de le trouver, dirigez
vers le Sagittaire[4] la recherche du vieillard; j'y serai avec le More.
Adieu.
[Note 4: C'est probablement le nom de quelque auberge de Venise.]
(Jago sort.)
(Entrent dans la rue Brabantio et des domestiques avec des torches.)
BRABANTIO.--Mon malheur n'est que trop vrai! Elle est partie; et ce
qui me reste d'une vie déshonorée ne sera plus qu'amertume. Roderigo,
où l'as-tu vue?--O malheureuse fille!... Avec le More, dis-tu?--Qui
voudrait être père?--Comment as-tu su que c'était elle?--Oh! tu m'as
trompé au delà de toute idée.--Et que vous a-t-elle dit?--Allumez encore
des flambeaux. Éveillez tous mes parents.--Sont-ils mariés,
croyez-vous?
RODERIGO.--En vérité, je crois qu'ils le sont.
BRABANTIO.--O ciel!--Comment est-elle sortie?--O trahison de mon
sang!--Pères, ne vous fiez plus au coeur de vos filles d'après la conduite
que vous leur voyez tenir.--Mais n'est-il pas des charmes par lesquels
on peut corrompre la virginité et les penchants de la jeunesse? Roderigo,
n'avez-vous rien lu sur de pareilles choses?

RODERIGO.--Oui, en vérité, seigneur, je l'ai lu.
BRABANTIO.--Appelez mon frère.--Oh! que je voudrais vous l'avoir
donnée!--Que les uns prennent un chemin, et les autres un
autre.--Savez-vous où nous pourrons la surprendre avec le More?
RODERIGO.--J'espère pouvoir le découvrir, si vous voulez emmener
une bonne escorte et venir avec moi.
BRABANTIO.--Ah! je vous prie, conduisez-nous. A chaque maison je
veux appeler: je puis demander du monde presque partout: Prenez vos
armes, courons: rassemblez quelques officiers chargés du service de
nuit. Allons! marchons.--Honnête Roderigo, je vous récompenserai de
votre peine.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une autre rue.
Les mêmes. Entrent OTHELLO, JAGO et des SERVITEURS.
JAGO.--Quoique dans le métier de la guerre j'aie tué des hommes,
cependant je tiens qu'il est de l'essence de la conscience de ne pas
commettre un meurtre prémédité: je manque quelquefois de
méchanceté quand j'en aurais besoin. Neuf ou dix fois j'ai été tenté de le
piquer sous les côtes.
OTHELLO.--La chose vaut mieux comme elle est.
JAGO.--Soit. Cependant il a tant bavardé, il a vomi tant de propos
révoltants, injurieux à votre honneur, qu'avec le peu de vertu que je
possède, j'ai eu bien de la peine à me contenir. Mais, dites-moi, je vous
prie, seigneur, êtes-vous solidement marié? Songez-y bien, le
magnifique[5] est très-aimé; et sa voix, quand il le veut, a deux fois
autant de puissance que celle du duc: il va vous forcer au divorce, ou il
fera peser sur vous autant d'embarras et de chagrins que pourra lui en

fournir la loi, soutenue de tout son crédit.
[Note 5: Magnifiques était le terme d'honneur en usage pour les
seigneurs vénitiens.]
OTHELLO.--Qu'il fasse du pis qu'il pourra; les services que j'ai rendus
à la Seigneurie parleront plus haut que ses plaintes. On ne sait pas
encore, et je le publierai si je vois qu'il y ait de l'honneur à s'en vanter,
que je tire la vie et l'être d'ancêtres assis sur un trône, et mes mérites
peuvent répondre, la tête haute, à la haute fortune que j'ai conquise. Car
sache, Jago, que si je n'aimais la charmante Desdémona, je ne voudrais
pas pour tous les trésors de la mer, enfermer ni gêner ma destinée
jusqu'ici libre et sans liens.--Mais vois, que sont ces lumières qui
viennent là-bas?
(Entrent Cassio à distance et quelques officiers avec des flambeaux.)
JAGO.--C'est le père irrité avec ses amis. Vous feriez mieux de rentrer.
OTHELLO.--Mais, non: il faut qu'on me trouve. Mon caractère, mon
titre, et ma conscience sans reproche me montreront tel que je
suis.--Est-ce bien eux?
JAGO.--Par Janus, je pense que non.
OTHELLO.--Les serviteurs du duc et mon lieutenant!--Que la nuit
répande ses faveurs sur vous, amis! quelles nouvelles?
CASSIO.--Général, le duc vous salue, et il réclame votre présence dans
son palais en hâte, en toute hâte, à l'instant même.
OTHELLO.--Savez-vous pourquoi?
CASSIO.--Quelques nouvelles de Chypre, autant que je puis
conjecturer; une affaire de quelque importance. Cette nuit même les
galères ont dépêché jusqu'à douze messagers de
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