Othello | Page 9

William Shakespeare
négliger une tentative facile et profitable, pour courir après
un danger sans profit.
LE DUC.--Non, il est certain que le Turc n'en veut point à Rhodes.
UN OFFICIER.--Voici d'autres nouvelles.
(Entre un autre messager.)
LE MESSAGER.--Les Ottomans, magnifiques seigneurs, gouvernant
sur l'île de Rhodes, ont reçu là un renfort qui vient de se joindre à leur
flotte.
PREMIER SÉNATEUR.--Oui, c'est ce que je pensais.--De quelle force,
suivant votre estimation?
LE MESSAGER.--De trente voiles; et soudain virant de bord, ils
retournent sur leurs pas et portent franchement leur entreprise sur
Chypre. Le seigneur Montano, votre fidèle et brave commandant, avec
l'assurance de sa foi, vous envoie cet avis, et vous prie de l'en croire.
LE DUC.--Nous voilà donc certains que c'est Chypre qu'ils menacent.
Marc Lucchese n'est-il pas à Venise?
PREMIER SÉNATEUR.--Il est actuellement à Florence.

LE DUC--Écrivez-lui en notre nom, dites-lui de se hâter au plus vite.
Dépêchez-vous.
PREMIER SÉNATEUR.--Voici Brabantio et le vaillant More.
(Entrent Brabantio, Othello, Roderigo, Jago et des officiers.)
LE DUC.--Brave Othello, nous avons besoin de vous à l'instant, contre
le Turc, cet ennemi commun. (A Brabantio.) Je ne vous voyais pas,
seigneur, soyez le bienvenu: vos conseils et votre secours nous
manquaient cette nuit.
BRABANTIO.--Moi, j'avais bien besoin des vôtres. Que Votre
Grandeur me pardonne; ce n'est point ma place ni aucun avis de
l'affaire qui vous rassemble, qui m'ont fait sortir de mon lit: l'intérêt
public n'a plus de prise sur mon âme. Ma douleur personnelle est d'une
nature si démesurée et si violente, qu'elle engloutit et absorbe tout autre
chagrin, sans cesser d'être toujours la même.
LE DUC.--Quoi donc? et de quoi s'agit-il?
BRABANTIO.--Ma fille! ô ma fille!
SECOND SÉNATEUR.--Quoi! morte?
BRABANTIO.--Oui, pour moi; elle m'est ravie; elle est séduite,
corrompue par des sortiléges et des philtres achetés à des charlatans.
Car une nature qui n'est ni aveugle, ni incomplète, ni dénuée de sens, ne
pourrait s'égarer de la sorte si les piéges de la magie...
LE DUC.--Quel que soit l'homme qui, par ces manoeuvres criminelles,
ait privé votre fille de sa raison, et vous de votre fille, vous lirez
vous-même le livre sanglant des lois; vous interpréterez à votre gré son
texte sévère; oui, le coupable fût-il notre propre fils.
BRABANTIO.--Je remercie humblement Votre Grandeur: voilà
l'homme, ce More, que vos ordres exprès ont, à ce qu'il paraît, mandé
devant vous pour les affaires de l'État.

LE DUC ET LES SÉNATEURS.--Nous en sommes désolés.
LE DUC, à Othello.--Qu'avez-vous à répondre pour votre défense?
BRABANTIO.--Rien; sinon que le fait est vrai.
OTHELLO.--Très-puissants, très-graves et respectables seigneurs, mes
nobles et généreux maîtres;--que j'aie enlevé la fille de ce vieillard, cela
est vrai; il est vrai que je l'ai épousée: voilà mon offense sans voile et
dans sa nudité; elle va jusque-là et pas au delà. Je suis rude dans mon
langage et peu doué du talent des douces paroles de paix; car depuis
que ces bras ont atteint l'âge de sept ans, à l'exception des neuf lunes
dernières, ils ont trouvé dans les champs couverts de tentes leur plus
chers exercices; et je ne puis pas dire, sur ce grand univers, grand'chose
qui n'ait rapport à des faits de bataille et de guerre; en parlant pour
moi-même j'embellirai donc peu ma cause. Cependant, avec la
permission de votre bienveillante patience, je vous ferai un récit simple
et sans ornement du cours entier de mon amour; je vous dirai par quels
philtres, quels charmes et quelle magie puissante (car c'est là ce dont je
suis accusé), j'ai gagné le coeur de sa fille.
BRABANTIO.--Une fille si timide, d'un caractère si calme et si doux
qu'au moindre mouvement, elle rougissait d'elle-même! Elle! en dépit
de sa nature, de son âge, de son pays, de son rang, de tout enfin, se
prendre d'amour pour ce qu'elle craignait de regarder!--Il faut un
jugement faussé ou estropié pour croire que la perfection ait pu errer
ainsi contre toutes les lois de la nature; il faut absolument recourir, pour
l'expliquer, aux pratiques d'un art infernal. J'affirme donc encore que
c'est par la force de mélanges qui agissent sur le sang, ou de quelque
boisson préparée à cet effet, que ce More a triomphé d'elle.
LE DUC.--L'affirmer n'est pas le prouver: il faut des témoins plus
certains et plus clairs que ces légers soupçons et ces faibles
vraisemblances fondées sur des apparences frivoles, que vous
fournissez contre lui.
PREMIER SÉNATEUR.--Mais, vous, Othello, parlez, avez-vous par
des moyens iniques et violents soumis et empoisonné les affections de

cette jeune fille? ou l'avez-vous gagnée par la prière, et par ces
questions permises que le coeur adresse au coeur?
OTHELLO.--Envoyez-la chercher au Sagittaire, seigneurs, je vous en
conjure, et laissez-la parler elle-même de moi devant son père. Si vous
me trouvez coupable dans son récit, non-seulement ôtez-moi la
confiance et le grade que je tiens de vous;
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