Othello | Page 6

William Shakespeare
ont un peu d'âme, et je professe d'en être; car, seigneur, aussi
vrai que vous êtes Roderigo, si j'étais le More, je ne voudrais pas être

Jago. En le servant, je ne sers que moi, et le ciel m'est témoin que je ne
le fais ni par amour, ni par dévouement, mais, sous ce masque, pour
mon propre intérêt. Quand mon action visible et mes compliments
extérieurs témoigneront au vrai la disposition naturelle et le dedans de
mon âme, attendez-vous à me voir bientôt porter mon coeur sur la main,
pour le donner à becqueter aux corneilles. Non, je ne suis pas ce que je
suis.
RODERIGO.--Quelle bonne fortune pour ce More aux lèvres épaisses,
s'il réussit de la sorte dans son dessein!
JAGO.--Appelez son père; éveillez-le; faites poursuivre le More,
empoisonnez sa joie; dénoncez-le dans les rues; excitez les parents de
la jeune fille; au sein du paradis où le More repose, tourmentez-le par
des mouches; et quoiqu'il jouisse du bonheur, mêlez-y de telles
inquiétudes que sa joie en soit troublée et décolorée.
RODERIGO.--Voici la maison de son père; je vais l'appeler à haute
voix.
JAGO.--Appelez avec des accents de crainte et des hurlements de
terreur, comme il arrive quand on découvre l'incendie que la négligence
et la nuit ont laissé se glisser au sein des cités populeuses.
RODERIGO.--Holà, holà, Brabantio! seigneur Brabantio! holà!
JAGO.--Éveillez-vous: holà, Brabantio! des voleurs! des voleurs!
voyez à votre maison, à votre fille, à vos coffres! au voleur! au voleur!
BRABANTIO, à la fenêtre.--Et quelle est donc la cause de ces
effrayantes clameurs? Qu'y a-t-il?
RODERIGO.--Seigneur, tout votre monde est-il chez vous?
JAGO.--Vos portes sont-elles bien fermées?
BRABANTIO.--Comment, pourquoi me demandez-vous cela?
JAGO.--Par Dieu, seigneur, vous êtes volé: pour votre honneur passez

votre robe: votre coeur est frappé; vous avez perdu la moitié de votre
âme: en ce moment, à l'heure même, un vieux bélier noir ravit votre
brebis blanche. Levez-vous, hâtez-vous, réveillez au son de la cloche
les citoyens qui ronflent; ou le diable va cette nuit faire de vous un
grand-père. Debout, vous dis-je.
BRABANTIO.--Quoi donc, avez-vous perdu l'esprit?
RODERIGO.--Vénérable seigneur, reconnaissez-vous ma voix?
BRABANTIO.--Moi, non. Qui êtes-vous?
RODERIGO.--Je m'appelle Roderigo.
BRABANTIO.--Tu n'en es que plus mal venu. Déjà je t'ai défendu de
rôder autour de ma porte. Je t'ai franchement déclaré que ma fille n'est
pas pour toi: et aujourd'hui dans ta folie, encore plein de ton souper, et
échauffé de boissons enivrantes, tu viens me braver méchamment et
troubler mon sommeil!
RODERIGO.--Seigneur, seigneur, seigneur...
BRABANTIO.--Mais tu peux être bien sûr que j'ai assez de pouvoir
pour te faire repentir de ceci.
RODERIGO.--Modérez-vous, seigneur.
BRABANTIO.--Que me parles-tu de vol? C'est ici Venise: ma maison
n'est pas une grange isolée.
RODERIGO.--Puissant Brabantio, c'est avec une âme droite et pure
que je viens à vous...
JAGO.--Parbleu, seigneur, vous êtes un de ces hommes qui ne veulent
pas servir Dieu quand c'est Satan qui le leur commande. Parce que nous
venons vous rendre service, vous nous prenez pour des bandits. Vous
voulez donc voir votre fille associée à un cheval de Barbarie[2]? Vous
voulez donc que vos petits-enfants hennissent après vous? vous voulez
avoir des coursiers pour cousins et des haquenées pour parents?

[Note 2: Covered with a Barbary horse.]
BRABANTIO.--Quel impudent misérable es-tu?
JAGO.--Je suis un homme, seigneur, qui viens vous dire qu'à l'heure où
je vous parle, dans les bras l'un de l'autre, votre-fille et le More ne font
qu'un[3].
[Note 3: Shakspeare se sert ici d'un proverbe grossier: _Your daughter
and the Moor are now making the beast with two backs._]
BRABANTIO.--Tu es un coquin.
JAGO.--Vous êtes un sénateur!
BRABANTIO.--Tu me répondras de ton insolence. Je te connais,
Roderigo.
RODERIGO.--Seigneur, je consens à répondre de tout. Mais de grâce
écoutez-nous; si (comme je crois le voir en partie) c'est selon votre bon
plaisir et de votre aveu que votre belle fille, à cette heure sombre et
bizarre de la nuit, sort sans meilleure ni pire escorte qu'un coquin aux
gages du public, un gondolier, et va se livrer aux grossiers
embrassements d'un More débauché; si cela vous est connu, et que vous
l'avez permis, alors nous vous avons fait un grand et insolent outrage;
mais si vous ignorez tout cela, mon caractère me garantit que vous nous
repoussez à tort. Ne croyez pas que, dépourvu de tout sentiment des
convenances, je voulusse plaisanter et me jouer ainsi de Votre
Excellence. Votre fille, je le répète, si vous ne lui en avez pas donné la
permission, a commis une étrange faute en attachant ses affections, sa
beauté, son esprit, sa fortune, au sort d'un vagabond, étranger ici et
partout. Éclaircissez-vous sans délai. Si elle est dans sa chambre ou
dans votre maison, déchaînez contre moi la justice de l'État, pour vous
avoir ainsi abusé.
BRABANTIO.--Battez le briquet! Vite! donnez-moi un flambeau!
Appelez tous mes gens!
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