et des cris. Les cochers de fiacre échangeaient, de
loin, et lentement, avec les garçons bouchers, des injures héroïques, et
les conducteurs d'omnibus, considérant Crainquebille comme la cause
de l'embarras, l'appelaient «sale poireau».
Cependant, sur le trottoir, des curieux se pressaient, attentifs à la
querelle. Et l'agent, se voyant observé, ne songea plus qu'à faire montre
de son autorité.
--C'est bon, dit-il.
Et il tira de sa poche un calepin crasseux et un crayon très court.
Crainquebille suivait son idée et obéissait à une force intérieure.
D'ailleurs il lui était impossible maintenant d'avancer ou de reculer. La
roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d'une
voiture de laitier.
Il s'écria, en s'arrachant les cheveux sous sa casquette:
--Mais, puisque je vous dis que j'attends mon argent! C'est-il pas
malheureux! Misère de misère! Bon sang de bon sang!
Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le
désespoir, l'agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte
revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée,
rituelle et pour ainsi dire liturgique de «Mort aux vaches!», c'est sous
cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreille
les paroles du délinquant.
--Ah! vous avez dit: «Mort aux vaches!» C'est bon. Suivez-moi.
Crainquebille, dans l'excès de la stupeur et de la détresse, regardait
avec ses gros yeux brûlés du soleil l'agent 64, et de sa voix cassée, qui
lui sortait tantôt de dessus la tête et tantôt de dessous les talons, s'écriait,
les bras croisés sur sa blouse bleue:
--J'ai dit: «Mort aux vaches»? Moi?... Oh!
Cette arrestation fut accueillie par les rires des employés de commerce
et des petits garçons. Elle contentait le goût que toutes les foules
d'hommes éprouvent pour les spectacles ignobles et violents. Mais,
s'étant frayé un passage à travers le cercle populaire, un vieillard très
triste, vêtu de noir et coiffé d'un chapeau de haute forme, s'approcha de
l'agent et lui dit très doucement et très fermement, à voix basse:
--Vous vous êtes mépris. Cet homme ne vous a pas insulté.
--Mêlez-vous de ce qui vous regarde, lui répondit l'agent, sans proférer
de menaces, car il parlait à un homme proprement mis.
Le vieillard insista avec beaucoup de calme et de ténacité. Et l'agent lui
intima l'ordre de s'expliquer chez le Commissaire.
Cependant Crainquebille s'écriait:
--Alors! que j'ai dit «Mort aux vaches!» Oh!...
Il prononçait ces paroles étonnées quand Mme Bayard, la cordonnière,
vint à lui, les quatorze sous dans la main. Mais déjà l'agent 64 le tenait
au collet, et Mme Bayard, pensant qu'on ne devait rien à un homme
conduit au poste, mit les quatorze sous dans la poche de son tablier.
Et voyant tout à coup sa voiture en fourrière, sa liberté perdue, l'abîme
sous ses pas et le soleil éteint, Crainquebille murmura:
--Tout de même!...
Devant le Commissaire, le vieillard déclara que, arrêté sur son chemin
par un embarras de voitures, il avait été témoin de la scène, qu'il
affirmait que l'agent n'avait pas été insulté, et qu'il s'était totalement
mépris. Il donna ses noms et qualités: docteur David Matthieu, médecin
en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d'honneur. En
d'autres temps, un tel témoignage aurait suffisamment éclairé le
Commissaire. Mais alors, en France, les savants étaient suspects.
Crainquebille, dont l'arrestation fut maintenue, passa la nuit au violon
et fut transféré, le matin, dans le panier à salade, au dépôt.
La prison ne lui parut ni douloureuse, ni humiliante. Elle lui parut
nécessaire. Ce qui le frappa en y entrant, ce fut la propreté des murs et
du carrelage. Il dit:
--Pour un endroit propre, c'est un endroit propre. Vrai de vrai! On
mangerait par terre.
Laissé seul, il voulut tirer son escabeau; mais il s'aperçut qu'il était
enchaîné au mur. Il en exprima tout haut sa surprise:
--Quelle drôle d'idée! Voilà une chose que j'aurais pas inventée, pour
sûr.
S'étant assis, il tourna ses pouces et demeura dans l'étonnement. Le
silence et la solitude l'accablaient. Il s'ennuyait et il pensait avec
inquiétude à sa voiture mise en fourrière encore toute chargée de choux,
de carottes, de céleri, de mâche et de pissenlit. Et il se demandait
anxieux:
--Où qu'ils m'ont étouffé ma voiture?
Le troisième jour, il reçut la visite de son avocat, Me Lemerle, un des
plus jeunes membres du barreau de Paris, président d'une des sections
de la «Ligue de la Patrie française».
Crainquebille essaya de lui conter son affaire, ce qui ne lui était pas
facile, car il n'avait pas l'habitude de la parole. Peut-être s'en serait-il
tiré pourtant, avec un peu d'aide. Mais son avocat secouait la tête d'un
air méfiant à tout ce qu'il disait, et, feuilletant des papiers, murmurait:
--Hum! Hum! je ne vois rien de tout cela au dossier...
Puis, avec un peu de fatigue, il dit en
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