vous avez l'air de me le demander sérieusement?...
--Je vous le demande sérieusement. Si vous ne voulez pas de mon conte,
je le publierai ailleurs.
--Où?
--Dans une feuille bourgeoise.
--Je vous en défie bien.
--Vous verrez.
CRAINQUEBILLE
Nous publions ici les chapitres II, III, V, VI, VII et VIII, de l'édition
originale et complète publiée par E. Pelletan, 125, boulevard
Saint-Germain.
Jérôme Crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville,
poussant sa petite voiture et criant: Des choux, des carottes, des navets!
Et, quand il avait des poireaux, il criait: Bottes d'asperges! parce que les
poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, à l'heure de
midi, comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, la
cordonnière, A l'Ange gardien, sortit de sa boutique et s'approcha de la
voiture légumière. Soulevant dédaigneusement une botte de poireaux:
--Ils ne sont guère beaux, vos poireaux. Combien la botte?
--Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur.
--Quinze sous, trois mauvais poireaux?
Et elle rejeta la botte dans la charrette, avec un geste de dégoût.
C'est alors que l'agent 64 survint et dit à Crainquebille:
--Circulez.
Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir. Un tel
ordre lui sembla légitime et conforme à la nature des choses. Tout
disposé à y obéir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui était à sa
convenance.
--Faut encore que je choisisse la marchandise, répondit aigrement la
cordonnière.
Et elle tâta de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda
celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme les
saintes, dans les tableaux d'église, pressent sur leur poitrine la palme
triomphale.
--Je vas vous donner quatorze sous. C'est bien assez. Et encore il faut
que j'aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas sur
moi.
Et, tenant ses poireaux embrassés, elle rentra dans la cordonnerie où
une cliente, portant un enfant, l'avait précédée.
A ce moment l'agent 64 dit pour la deuxième fois à Crainquebille:
--Circulez!
--J'attends mon argent, répondit Crainquebille.
--Je ne vous dis pas d'attendre votre argent; je vous dis de circuler,
répondit l'agent avec fermeté.
Cependant la cordonnière, dans sa boutique, essayait des souliers bleus
à un enfant de dix-huit mois dont la mère était pressée. Et les têtes
vertes des poireaux reposaient sur le comptoir.
Depuis un demi-siècle qu'il poussait sa voiture dans les rues,
Crainquebille avait appris à obéir aux représentants de l'autorité. Mais
il se trouvait cette fois dans une situation particulière, entre un devoir et
un droit. Il n'avait pas l'esprit juridique. Il ne comprit pas que la
jouissance d'un droit individuel ne le dispensait pas d'accomplir un
devoir social. Il considéra trop son droit qui était de recevoir quatorze
sous, et il ne s'attacha pas assez à son devoir qui était de pousser sa
voiture et d'aller plus avant et toujours plus avant. Il demeura.
Pour la troisième fois, l'agent 64, tranquille et sans colère, lui donna
l'ordre de circuler. Contrairement à la coutume du brigadier Montauciel,
qui menace sans cesse et ne sévit jamais, l'agent 64 est sobre
d'avertissements et prompt à verbaliser. Tel est son caractère. Bien
qu'un peu sournois, c'est un excellent serviteur et un loyal soldat. Le
courage d'un lion et la douceur d'un enfant. Il ne connaît que sa
consigne.
--Vous n'entendez donc pas, quand je vous dis de circuler!
Crainquebille avait de rester en place une raison trop considérable à ses
yeux pour qu'il ne la crût pas suffisante. Il l'exposa simplement et sans
art:
--Nom de nom! puisque je vous dis que j'attends mon argent.
L'agent 64 se contenta de répondre:
--Voulez-vous que je vous f... une contravention? Si vous le voulez,
vous n'avez qu'à le dire.
En entendant ces paroles, Crainquebille haussa lentement les épaules et
coula sur l'agent un regard douloureux qu'il éleva ensuite vers le ciel. Et
ce regard disait:
--Que Dieu me voie! Suis-je un contempteur des lois? Est-ce que je me
ris des décrets et des ordonnances qui régissent mon état ambulatoire?
A cinq heures du matin, j'étais sur le carreau des Halles. Depuis sept
heures je me brûle les mains à mes brancards en criant: Des choux, des
carottes, des navets! J'ai soixante ans sonnés. Je suis las. Et vous me
demandez si je lève le drapeau noir de la révolte. Vous vous moquez et
votre raillerie est cruelle.
Soit que l'expression de ce regard lui eût échappé, soit qu'il n'y trouvât
pas une excuse à la désobéissance, l'agent demanda d'une voix brève et
rude si c'était compris.
Or, en ce moment précis, l'embarras des voitures était extrême dans la
rue Montmartre. Les fiacres, les baquets, les tapissières, les omnibus,
les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient
indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante
s'élevaient des jurons
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.