Opinions sociales | Page 6

Anatole France
caract��re d'un d��lit. Crainquebille est l'enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue d'inconduite et de boisson: il est n�� alcoolique. Vous le voyez ici abruti par soixante ans de mis��re. Messieurs, vous direz qu'il est irresponsable.?
Me Lemerle s'assit et M. le pr��sident Bourriche lut entre ses dents un jugement qui condamnait J��r?me Crainquebille �� quinze jours de prison et 50 francs d'amende. Le Tribunal avait fond�� sa conviction sur le t��moignage de l'agent Matra.
Men�� par les longs couloirs sombres du Palais, Crainquebille ressentit un immense besoin de sympathie. Il se tourna vers le garde de Paris qui le conduisait et l'appela trois fois:
--Cipal!... Cipal!... Hein? Cipal!...
Et il soupira:
--Il y a seulement quinze jours, si on m'avait dit qu'il m'arriverait ce qui m'arrive!...
Puis il fit cette r��flexion:
--Ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent bien, mais ils parlent trop vite. On peut pas s'expliquer avec eux... Cipal, vous trouvez pas qu'ils parlent trop vite?
Mais le soldat marchait sans r��pondre ni tourner la t��te.
Crainquebille lui demanda:
--Pourquoi que vous me r��pondez pas?
Et le soldat garda le silence. Et Crainquebille lui dit avec amertume:
--On parle bien �� un chien. Pourquoi que vous me parlez pas? Vous ouvrez jamais la bouche: vous avez donc pas peur qu'elle pue?
* * * * *
Crainquebille, reconduit en prison, s'assit, plein d'��tonnement et d'admiration, sur son escabeau encha?n��. Il ne savait pas bien lui-m��me que les juges s'��taient tromp��s. Le Tribunal lui avait cach�� ses faiblesses intimes sous la majest�� des formes. Il ne pouvait croire qu'il e?t raison contre des magistrats dont il n'avait pas compris les raisons; il lui ��tait impossible de concevoir que quelque chose clochat dans une si belle c��r��monie. Car, n'allant ni �� la messe ni �� l'��lys��e, il n'avait, de sa vie, rien vu de si beau qu'un jugement en police correctionnelle. Il savait bien qu'il n'avait pas cri�� ?Mort aux vaches!? Et, qu'il e?t ��t�� condamn�� �� quinze jours de prison pour l'avoir cri��, c'��tait, en sa pens��e, un auguste myst��re, un de ces articles de foi auxquels les croyants adh��rent sans les comprendre, une r��v��lation obscure, ��clatante, adorable et terrible.
Ce pauvre vieil homme se reconnaissait coupable d'avoir mystiquement offens�� l'agent 64, comme le petit gar?on qui va au cat��chisme se reconna?t coupable du p��ch�� d'��ve. Il lui ��tait enseign��, par son arr��t, qu'il avait cri��: ?Mort aux vaches!? C'��tait donc qu'il avait cri��: ?Mort aux vaches!? d'une fa?on myst��rieuse, inconnue de lui-m��me. Il ��tait transport�� dans un monde surnaturel. Son jugement ��tait son apocalypse.
S'il ne se faisait pas une id��e nette du d��lit, il ne se faisait pas une id��e plus nette de la peine. Sa condamnation lui avait paru une chose solennelle, rituelle et sup��rieure, une chose ��blouissante, qui ne se comprend pas, qui ne se discute pas, et dont on n'a ni �� se louer, ni �� se plaindre. A cette heure il aurait vu le pr��sident Bourriche, une aur��ole au front, descendre, avec des ailes blanches, par le plafond entr'ouvert, qu'il n'aurait pas ��t�� surpris de cette nouvelle manifestation de la gloire judiciaire. Il se serait dit: ?Voil�� mon affaire qui continue!?
Le lendemain son avocat vint le voir:
--Eh bien! mon bonhomme, vous n'��tes pas trop mal? Du courage! une semaine est vite pass��e. Nous n'avons pas trop �� nous plaindre.
--Pour ?a, on peut dire que ces messieurs ont ��t�� bien doux, bien polis; pas un gros mot. J'aurais pas cru. Et le cipal avait mis des gants blancs. Vous avez pas vu?
--Tout pes��, nous avons bien fait d'avouer.
--Possible.
--Crainquebille, j'ai une bonne nouvelle �� vous annoncer. Une personne charitable, que j'ai int��ress��e �� votre position, m'a remis pour vous une somme de 50 francs qui sera affect��e au payement de l'amende �� laquelle vous avez ��t�� condamn��.
--Alors, quand que vous me donnerez les 50 francs?
--Ils seront vers��s au greffe. Ne vous en inqui��tez pas.
--C'est ��gal. Je remercie tout de m��me la personne.
Et Crainquebille, m��ditatif, murmura:
--C'est pas ordinaire ce qui m'arrive.
--N'exag��rez rien, Crainquebille. Votre cas n'est pas rare, loin de l��.
--Vous pourriez pas me dire o�� qu'ils m'ont ��touff�� ma voiture?
* * * * *
Crainquebille, sorti de prison, poussait sa voiture, rue Montmartre, en criant: Des choux, des navets, des carottes! Il n'avait ni orgueil ni honte de son aventure. Il n'en gardait pas un souvenir p��nible. Cela tenait, dans son esprit, du th��atre, du voyage et du r��ve. Il ��tait surtout content de marcher dans la boue, sur le pav�� de la ville, et de voir sur sa t��te le ciel tout en eau et sale comme le ruisseau, le bon ciel de sa ville. Il s'arr��tait �� tous les coins de rue pour boire un verre; puis, libre et joyeux, ayant crach�� dans ses mains pour en lubrifier la paume calleuse, il empoignait les brancards et poussait la charrette, tandis que, devant lui, les moineaux, comme lui matineux et
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