Opinions sociales | Page 5

Anatole France
?Mort aux vaches!?
Alors seulement l'inculp�� Crainquebille tira de sa vieille gorge un bruit de ferraille et de carreaux cass��s.
--J'ai dit: ?Mort aux vaches!? parce que M. l'agent a dit: ?Mort aux vaches!? Alors j'ai dit: ?Mort aux vaches!?
Il voulait faire entendre qu'��tonn�� par l'imputation la plus impr��vue, il avait, dans sa stupeur, r��p��t�� les paroles ��tranges qu'on lui pr��tait faussement et qu'il n'avait certes point prononc��es. Il avait dit: ?Mort aux vaches!? comme il e?t dit: ?Moi! tenir des propos injurieux, l'avez-vous pu croire??
M. le pr��sident Bourriche ne le prit pas ainsi.
--Pr��tendez-vous, dit-il, que l'agent a prof��r�� le cri le premier!
Crainquebille renon?a �� s'expliquer. C'��tait trop difficile.
--Vous n'insistez pas. Vous avez raison, dit le pr��sident.
Et il fit appeler les t��moins.
L'agent 64, de son nom Bastien Matra, jura de dire la v��rit�� et de ne rien dire que la v��rit��. Puis il d��posa en ces termes:
--��tant de service le 20 octobre, �� l'heure de midi, je remarquai, dans la rue Montmartre, un individu qui me sembla ��tre un vendeur ambulant et qui tenait sa charrette ind?ment arr��t��e �� la hauteur du num��ro 328, ce qui occasionnait un encombrement de voitures. Je lui intimai par trois fois l'ordre de circuler, auquel il refusa d'obtemp��rer. Et sur ce que je l'avertis que j'allais verbaliser, il me r��pondit en criant: ?Mort aux vaches!? ce qui me sembla ��tre injurieux.
Cette d��position, ferme et mesur��e, fut ��cout��e avec une ��vidente faveur par le Tribunal. La d��fense avait cit�� Mme Bayard, cordonni��re, et M. David Matthieu, m��decin en chef de l'h?pital Ambroise-Par��, officier de la L��gion d'honneur. Mme Bayard n'avait rien vu ni entendu. Le docteur Matthieu se trouvait dans la foule assembl��e autour de l'agent qui sommait le marchand de circuler. Sa d��position amena un incident.
--J'ai ��t�� t��moin de la sc��ne, dit-il. J'ai remarqu�� que l'agent s'��tait m��pris: il n'avait pas ��t�� insult��. Je m'approchai et lui en fis l'observation. L'agent maintint le marchand en ��tat d'arrestation et m'invita �� le suivre au commissariat. Ce que je fis. Je r��it��rai ma d��claration devant le Commissaire.
--Vous pouvez vous asseoir, dit le pr��sident. Huissier, rappelez le t��moin Matra.--Matra, quand vous avez proc��d�� �� l'arrestation de l'accus��, M. le docteur Matthieu ne vous a-t-il pas fait observer que vous vous m��preniez?
--C'est-��-dire, monsieur le pr��sident, qu'il m'a insult��.
--Que vous a-t-il dit?
--Il m'a dit: ?Mort aux vaches!?
Une rumeur et des rires s'��lev��rent dans l'auditoire.
--Vous pouvez vous retirer, dit le pr��sident avec pr��cipitation.
Et il avertit le public que si ces manifestations ind��centes se reproduisaient, il ferait ��vacuer la salle. Cependant la d��fense agitait triomphalement les manches de sa robe, et l'on pensait en ce moment que Crainquebille serait acquitt��.
Le calme s'��tant r��tabli, Me Lemerle se leva. Il commen?a sa plaidoirie par l'��loge des agents de la Pr��fecture, ?ces modestes serviteurs de la soci��t��, qui, moyennant un salaire d��risoire, endurent des fatigues et affrontent des p��rils incessants, et qui pratiquent l'h��ro?sme quotidien. Ce sont d'anciens soldats, et qui restent soldats. Soldats, ce mot dit tout...?
Et Me Lemerle s'��leva, sans effort, �� des consid��rations tr��s hautes sur les vertus militaires. Il ��tait de ceux, dit-il, ?qui ne permettent pas qu'on touche �� l'arm��e, �� cette arm��e nationale �� laquelle il ��tait fier d'appartenir?.
Le pr��sident inclina la t��te.
Me Lemerle, en effet, ��tait lieutenant dans la territoriale. Il ��tait aussi candidat nationaliste dans le quartier des Vieilles-Haudriettes.
Il poursuivit:
?Non certes, je ne m��connais pas les services modestes et pr��cieux que rendent journellement les gardiens de la paix �� la vaillante population de Paris. Et je n'aurais pas consenti �� vous pr��senter, messieurs, la d��fense de Crainquebille si j'avais vu en lui l'insulteur d'un ancien soldat. On accuse mon client d'avoir dit: ?Mort aux vaches!? Le sens de cette phrase n'est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la langue verte, vous y lirez: ?Vachard, paresseux, fain��ant; qui s'��tend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler.--Vache, qui se vend �� la police; mouchard.? Mort aux vaches! se dit dans un certain monde. Mais toute la question est celle-ci: comment Crainquebille l'a-t-il dit? Et m��me, l'a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d'en douter.
Je ne soup?onne l'agent Matra d'aucune mauvaise pens��e. Mais il accomplit, comme nous l'avons dit, une tache p��nible. Il est parfois fatigu��, exc��d��, surmen��. Dans ces conditions il peut avoir ��t�� la victime d'une sorte d'hallucination de l'ou?e. Et quand il vient vous dire, messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la L��gion d'honneur, m��decin en chef de l'h?pital Ambroise-Par��, un prince de la science et un homme du monde, a cri�� aussi: ?Mort aux vaches!? nous sommes bien forc��s de reconna?tre que Matra est en proie �� la maladie de l'obsession, et, si le terme n'est pas trop fort, au d��lire de la pers��cution.
Et alors m��me que Crainquebille aurait cri��: ?Mort aux vaches!? il resterait �� savoir si ce mot a, dans sa bouche, le
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